À l'occasion de l'exposition "Musique et cinéma : le mariage du siècle ?", présentée à la Cité de la Musique, à Paris, France 24 revient sur quatre films où le réalisateur a su utiliser le travail de son compositeur pour transcender le sien.
Le compositeur Aaron Copland aimait dire que la musique de film est "la petite flamme placée sous l’écran pour l’aider à s’embraser". Cette relation entre musique et cinéma est présentée dans toute sa complexité dans une exposition "Musique et cinéma, le mariage du siècle ? " à la Cité de la Musique, à Paris, jusqu’au 18 août 2013.
La "petite flamme" dont parle Aaron Copland peut changer toute la luminosité et la chaleur d’un film. Parfois, le feu se transforme en incendie. Surtout lorsque le réalisateur décide sciemment d’amplifier la flamme par ses propres moyens. La musique devient alors plus forte que la direction d’acteur ou que les intentions de montage. Bref, elle prend le pas sur le film lui-même.
Voici quatre petites histoires qui racontent les cas extrêmes de collaboration entre réalisateur et compositeur : de la prise du pouvoir par le musicien... à la rupture consommée.
"Un homme et un femme" (1966) : Claude Lelouch (réalisation) / Francis Lai (musique originale)
La musique peut remplacer une direction d’acteur. Claude Lelouch en a fait l’expérience sur le tournage de "Un homme et une femme". Le cinéaste avait commandé à l’avance une musique à Francis Lai - de la même manière que Sergio Leone avec son compositeur d’élection, Ennio Morricone. Déjà prête, la musique a pris toute sa place sur le tournage : "Quand je manquais de mots, je passais la musique du film sur le plateau et elle semblait dire aux acteurs ce que je n’aurais jamais pu leur dire, raconte Claude Lelouch. Ils ne bougeaient pas de la même façon, même chose pour leur démarche et leurs regards."
Une expérience que le comédien Jean-Louis Trintignant garde en mémoire : "On était guidé par le rythme, le tempo de la musique. On se déplaçait sans danser bien sûr, de façon réaliste. Tout le film s’est fait ainsi dans un état de grâce. J’étais certain en le faisant que cela allait être un film magique et très réussi. Cela [mettre, sur le plateau de tournage, la musique en playback] se fait très peu, c’est dommage car c’est très agréable."
“L’Affaire Thomas Crown” (1968) : Norman Jewison (réalisation) / Michel Legrand (musique originale)
Le compositeur peut décider du montage d’un film. Le cas s’est présenté avec “L’Affaire Thomas Crown” de Norman Jewison. Le cinéaste, qui était également producteur du film, ne parvenait pas à trouver de direction claire avec son monteur Hal Ashby pour faire tenir le long-métrage en 1 heure 30. Ils commandent à Michel Legrand une musique et lui envoient, pour l’inspirer, un pré-montage : cinq heures d’images mises bout à bout. De son côté, le compositeur, qui avait pris l’habitude avec "Les Parapluies de Cherbourg" de Jacques Demy de donner le tempo à un film, a mis Norman Jewison au pied du mur. En réalité, le musicien n’avait ni l’envie ni le temps de se couler dans un minutage précis du film, ce qui est la règle habituelle.
D’après le témoignage de Michel Legrand : "les membres de l’équipe me disent qu’ils ne savent pas comment monter, par quel bout prendre le film. Je leur dis : ‘je ne revois pas le bout-à-bout, je ne veux pas de minutage, rien, vous partez tous six semaines en vacances et j’écris une heure et demie de musique, je sais sur quelle séquence ça ira.’ Hal [le monteur] trouve cela génial, formidable : ‘ça nous donner le rythme, les durées, la profondeur, la musique décidera de toutes les images !’. Tandis que Norman Jewison était plus frileux : jamais aucun réalisateur n’avait procédé ainsi, il trouvait cela trop risqué."
Au final, le film remporte l’Oscar de la meilleure bande originale en 1969, avec notamment sa chanson devenue un tube : "The Windmills of your Mind".
"2001, l’Odyssée de l’espace" (1968) : Stanley Kubrick (réalisation) / Ligeti, Strauss, Khatchatourian (musique pré-existante)
Le moment du montage et du mixage est un moment critique pour le couple réalisateur-compositeur. C’est l’occasion pour le réalisateur de faire des choix, parfois extrêmes et qui mettent en péril sa relation privilégiée avec le musicien. Cet instant peut se transformer en supplice pour le compositeur, qui découvre alors le sort qui est réservé à sa musique.
Ainsi, Stanley Kubrick avait-il commandé à Alex North un "score" (partition) original pour son prochain film, "2001, l’Odyssée de l’espace". Mais au moment du montage, Kubrick préfère employer des musiques pré-existantes de Gyorgy Ligeti ainsi que de Richard et Johan Strauss, devenues des succès du hit-parade, plutôt qu’une musique originale. Le réalisateur britannique préfigure ainsi ce que beaucoup de cinéastes, comme Woody Allen, Lars Van Trier, Leos Carax, pratiquent aujourd’hui.
Kubrick prévient Alex North que sa musique a été supprimée dans la seconde moitié du film. Le compositeur ne découvre qu’à la projection d’avant-première que l’intégralité de sa partition n’a servi à rien…
L’exposition à la Cité de la Musique permet d’entendre le fameux "Beau Danube bleu" de Johan Strauss fils, qui accompagne la valse des vaisseaux spatiaux, ainsi que la musique originale prévue par Alex North.
"India Song" (1975) : Marguerite Duras (réalisation) / Carlos d’Alessio (musique originale)
"India Song" est aujourd’hui davantage connu comme chanson que comme film de Marguerite Duras. Dans ce cas, musique et cinéma ont trouvé un équilibre inhabituel dans l’histoire du 7e art. Et pour cause, le parti pris de Marguerite Duras était délibéré : "ne pas maltraiter la musique, alors que c’est le cas dans le cinéma depuis des décennies. Là, la musique prend tout son temps. Le reste, on fait ce qu’on peut pendant ce temps-là."
C’est aussi dans les détails du tournage que se niche la prééminence de la musique, composée au piano par l’Argentin Carlos d’Alessio. D’après le témoignage de l’acteur Michaël Lonsdale, "la première scène du tournage était la danse du vice-consul avec Anna Maria Guardi [sur le thème langoureux d’"India Song"] et on avait un texte à dire. Alors on a répété le texte et la mise en scène, puis le chef opérateur a dit ‘moteur’ et Marguerite Duras a dit ‘musique’. La musique a commencé, on a parlé. L’ingénieur a interrompu la scène et interpellé la cinéaste : ‘je ne peux pas prendre le son ainsi. Soit ils dansent sans parler, soit ils parlent sans musique’. Marguerite Duras a réfléchi trois secondes et a dit : ils ne parleront pas."
Privilégier la musique, quitte à mettre les acteurs en voix off. C’est ce qui a fait une des innovations et une des étrangetés d’"India Song".