La crise en Syrie semble déborder en Irak où plusieurs incidents sécuritaires ont eu lieu ces derniers jours à la frontière entre les deux pays. Décryptage avec Karim Sader, politologue et consultant, spécialiste du Golfe arabo-persique.
La crise syrienne est-elle en train de s’étendre en Irak ? Quarante-deux soldats syriens ont été tués lundi 4 mars dans une embuscade tendue par des inconnus contre leur convoi en Irak. Ils y étaient entrés pour fuir les violents combats qui se sont déroulés ce week-end du côté syrien de la frontière, ont indiqué des officiers irakiens. Sept Irakiens ont également été tués dans l'embuscade, a-t-on ajouté de mêmes sources.
Dimanche, les autorités irakiennes ont annoncé qu'un de leur soldat avait été tué et trois autres personnes blessées par des tirs liés aux combats en Syrie, à 600 mètres de la frontière syrienne, du côté irakien. Et la veille, Bagdad avait déclaré avoir transporté dans un hôpital irakien quatre soldats syriens blessés dans des combats avec des rebelles près du poste-frontière de Yaarubiyeh.
De son côté, la principale composante de l'opposition syrienne a accusé le gouvernement irakien d'avoir augmenté son niveau d'"ingérence" en Syrie et "d'attaquer le peuple syrien". Depuis le début de la crise en Syrie, en mars 2011, l'Irak s'est toujours refusé à appeler au départ du président Bachar al-Assad. Le Premier ministre irakien, le chiite Nouri al-Maliki observe officiellement une position de non ingérence à l'égard de la Syrie, mais les experts affirment que ses intérêts sont étroitement alignés sur ceux de l'Iran chiite, allié de Damas.
Pour comprendre ce qui se joue à la frontière entre ces pays et la position du pouvoir à Bagdad, FRANCE 24 a interrogé Karim Sader, politologue et consultant, spécialiste du Golfe arabo-persique.
FRANCE 24 : Le conflit syrien semble s’être invité en Irak ou plusieurs incidents sécuritaires liés à la crise en Syrie ont eu lieu ces derniers jours à la frontière. Quel regard portez-vous sur ces développements dans cette zone ?
Karim Sader : En premier lieu, ces incidents confirment deux éléments très inquiétants liés à l’évolution de la crise syrienne : premièrement, une régionalisation évidente du conflit, impliquant une Syrie en proie à la guerre civile et un voisin irakien dont l’état est défaillant ; deuxièmement, une confessionnalisation de cette crise dans la mesure où les provinces de l’Ouest irakien, peuplées majoritairement de sunnites, sont justement adossées à la frontière syrienne. Si vous ajoutez à ces deux éléments la question de la porosité des frontières, vous obtenez un cocktail explosif. Justement, ces récents incidents sont survenus près du point de passage frontalier de Yaarubiyeh en Syrie, à proximité de la ville irakienne de Mossoul [à 350 km au nord de Bagdad,NDLR], une des places fortes de "l'État islamique d'Irak", la branche irakienne d'Al-Qaïda. Or depuis plusieurs mois, la frontière syro-irakienne, longue de 600 kilomètres, est devenue un point de passage pour les djihadistes sunnites qui ont longtemps combattu le pouvoir irakien aux mains des chiites, et qui viennent désormais gonfler les rangs de la rébellion syrienne. Ironie du sort, une partie de ces combattants étaient entrés en Irak via la Syrie, et étaient utilisés par le régime de Bachar al-Assad comme une arme de nuisance contre les forces américaines présentes sur le sol irakien. Une arme qui semble se retourner aujourd’hui contre Damas.
Quelles peuvent être les conséquences d’une contagion de la crise syrienne en Irak ?
K.S. : De par sa structure confessionnelle et la fragilité de la scène intérieure due à l’impasse politique et de l’insécurité chronique, l’Irak est devenu l’une des caisses de résonnance de l’antagonisme entre sunnites et chiites à l’échelle régionale. Or la crise syrienne, qui oppose violemment un pouvoir alaouite, une branche du chiisme, à une rébellion majoritairement sunnite ne cesse d’attiser cet antagonisme chez son voisin irakien. L’importation de cette crise ne ferait que renforcer la dimension confessionnelle du conflit, et ce de part et d’autre de la frontière. Depuis 2003, l’Irak est gouverné par les chiites et l’État peine à instaurer sa légitimité sur l’ensemble du territoire. Ces derniers mois, les provinces du centre et de l’ouest sunnite sont le théâtre d’une forte contestation à l’encontre du gouvernement de Nouri al-Maliki, taxé de dérives autoritaires. Jadis dominante sous Saddam Hussein, la minorité est en effet la cible, depuis plusieurs années, d’une campagne orchestrée par le clan Al-Maliki, visant à la discréditer et la marginaliser. Face à tous ces éléments, il n’est pas étonnant de voir le soulèvement des sunnites de Syrie bénéficier de la sympathie voire du soutien de leurs coreligionnaires irakiens. À plus long terme, le spectre d’un démembrement de l’Irak n’est pas à exclure, bien qu’on en soit encore loin. Tout dépendra de l’issue de la crise en Syrie, ce qui est certain c’est que l’éclatement de ce pays en plusieurs entités confessionnelles risque d’encourager un scénario de partition de l’Irak.
Dans un tel contexte explosif, comment expliquer le soutien du gouvernement du Premier ministre Nouri al-Maliki au régime de Bachar al-Assad ?
K.S. : La position du pouvoir chiite est mitigée. Au départ, lorsque la révolution syrienne a pris la forme d’un soulèvement pacifique, Bagdad s’est montré plutôt sensible à la cause. Car les chiites ne pouvaient cautionner un régime autoritaire et la répression d’un soulèvement non-violent, ayant eux-mêmes accédé au pouvoir suite au renversement de la dictature de Saddam Hussein. Mais la confessionnalisation de la crise voisine, qui s’est clairement transformée en une insurrection armée d’une majorité sunnite contre le pouvoir alaouite, a contraint l’Irak à se conformer à ses alliances avec l’Iran sous la bannière de l’arc chiite, qui s’étend de Téhéran au Sud Liban via le Hezbollah, en passant par Bagdad et Damas, désormais menacé de rupture en cas du renversement d’Assad. De plus, Maliki redoute la perspective de l’instauration d’un pouvoir sunnite en Syrie, en remplacement d’Assad. Au risque d’apparaître comme un allié du régime de Damas, le Premier ministre veut ainsi couper court à l’élan de solidarité entre sunnites syriens et irakiens, craignant l’avènement d’un "printemps sunnite irakien", inspiré de l’exemple syrien.