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"Dans 'Les Chevaux de Dieu', je ne voulais pas filmer un islamisme caricatural"

Le dernier film du franco-marocain Nabil Ayouch, "Les Chevaux de Dieu", arrive sur les grands écrans français. Le cinéaste explique à FRANCE 24 avoir voulu remonter à la genèse du terrorisme en arpentant le bidonville de Sidi Moumen. Entretien.

"Les Chevaux de Dieu", un long-métrage sur le terrorisme parmi tant d’autres ? Oui et non. Sorti sur les écrans français dans la foulée de "Zero Dark Thirty" - film de Kathryn Bigelow qui explore l'autre côté du miroir : la traque de Ben Laden -, le dernier opus du Marocain Nabil Ayouch pourrait simplement se situer dans la lignée des films qui évoquent l’islam radical et violent. Mais "Les Chevaux de Dieu" propose plus que cela : une remontée à l’enfance des gamins du bidonville de Sidi Moumen, aux portes de Casablanca, un long cheminement dans les débuts de leur vie adulte, faite de larcins, de débrouille, de rêves inaccessibles et d’avenir bouché. Puis la bascule, pour l’un après un passage en prison, pour l’autre après un meurtre d’auto-défense. Bascule dans l’islam radical pour oublier, se faire pardonner, trouver un sens, une communauté. La rédemption par le terrorisme. Au bout du film, il y a cet événement qui a fait trembler le Maroc : des attentats kamikazes perpétrés par des jeunes de Sidi Moumen en plein centre de Casablanca, le 16 mai 2003.

Entretien avec Nabil Ayouch, un enfant de Sarcelles (banlieue nord de Paris) né d’une mère juive et d’un père musulman, installé dans la métropole marocaine et devenu cinéaste internationalement reconnu.

FRANCE 24 : Depuis plusieurs films, vous assumez un cinéma engagé, notamment avec "My Land" il y a deux ans et "Les Chevaux de Dieu", aujourd’hui. Est-ce que, à l’instar des films qui sont produits dans le cinéma marocain, vous aimez vous inspirer de l’actualité ?

Nabil Ayouch : Disons que je suis passé à un cinéma plus contemporain, qui relate une géopolitique qui bouge, un environnement dans lequel j’habite, que j’observe au quotidien au Maroc. "My Land" [documentaire sur les relations israélo-palestiniennes, sorti en 2011, NDLR] était un peu différent : c’est ma part d’intime que je suis allé déterrer, je ne le prends pas comme un film d’actualité.

Mais 'Les Chevaux de Dieu' dépassent de très loin les questions d’actualité qui collent à la société marocaine. Ce qui m’intéresse dans ce film, ce ne sont pas les attentats eux-mêmes, mais leur genèse. C’est un film sur la condition humaine, sur les gens qui sont abandonnés, ceux qui ne trouvent d’autres façons de s’exprimer que la violence. Et pour le comprendre, je voulais passer de l’autre côté du miroir.

Le terrorisme est un mode d’expression pour des populations en marge, qui sont manipulées et auxquelles on lave le cerveau, parce qu’elles n’ont pas de perspective. L’islam radical leur offre comme perspective le paradis. Tant que perdurera l’injustice sociale, cette alternative sera crédible à leurs yeux. Je pense qu’il faut agir. Remettre l’éducation et la justice sociale au cœur du débat, retrouver du lien identitaire, du vivre-ensemble. Ne pas refaire les mêmes erreurs qu’en France, quand on a ghettoïsé les banlieues. J’ai grandi à Sarcelles, je connais la violence physique, morale, verbale, je sais ce qu’est de se sentir en marge. J’ai mal, pour eux, pour la société.

F24 : Dans votre film, vous représentez l’islam radical et terroriste dans son quotidien. Aviez-vous une connaissance intime du milieu ou avez-vous dû faire des recherches ?

N. A. : Non, ça ne fait pas partie de mon vécu. Je me suis donc tourné vers les sociologues, les politologues, qui ont fait des études sur l’islam au quotidien, sur l’islamisme radical et son modus operandi. J’ai beaucoup vu de vidéos et beaucoup lu.
Sur le plateau de tournage, j’ai invité un ex-détenu islamiste qui a côtoyé dans sa prison de très près les salafistes. Il faisait attention à tout : au code vestimentaire, à la façon de parler, de marcher, de s’enlacer, tout dans les moindres détails. J’étais obsédé par les détails.

F24 : Pour une question de crédibilité ?

N. A. : Oui, je ne voulais pas qu’il y ait de fausse note. Dans le monde arabe, on aborde ce type de problématique de manière indirecte, on n’aime pas l’aborder de manière frontale. Il y a des comédies égyptiennes, par exemple, qui sont très souvent dans la caricature. Parce que cela fait peur.

Dans le monde arabe, on aborde l'islam radical de manière indirecte, on n’aime pas l’aborder de manière frontale. Il y a des comédies égyptiennes, par exemple, qui sont très souvent dans la caricature. Parce que cela fait peur.

Il était important pour moi d’être dans une forme de réalisme, de naturalisme, parce que l’islam radical n’est pas une mauvaise farce, c’est une réalité. Regardez en Europe, l’image qu’on a de l’islam. À un moment, il faut arriver à en parler avec sérénité et précision.

F24 : Plusieurs mouvements islamistes dans le monde semblent garder des liens avec le trafic de drogue et le grand banditisme. Dans votre film, les jeunes tournent le dos à leur passé, au trafic de drogue, aux larcins. Est-ce comme cela que vous l’avez perçu au Maroc ?

N. A. : Oui, c’est comme cela que ça arrive : les jeunes que j’ai rencontrés sont passés d’un extrême à l’autre. La plupart de ces jeunes endoctrinés étaient précédemment des voyous et ont fait de la prison, avant de prendre le chemin de l’islam radical. Ceux qui ont vécu une éducation islamique depuis leur plus jeune âge n’ont jamais basculé dans le terrorisme. La quasi-totalité de ceux qui ont basculé sont des ex-voyous devenus des "born again", comme disent les Américains. Ils n’ont plus besoin de vivre du trafic et du banditisme, puisqu’ils sont de toute façon financés par l’étranger !

F24 : Vous connaissez bien le bidonville Sidi Moumen, à 5 km de Casablanca, dans lequel vous aviez déjà tourné. C’est donc un film auquel vous réfléchissiez depuis longtemps...

N. A.  : Oui et non ! Je connais bien cet endroit. J’y ai tourné des scènes d’un film précédent, "Ali Zaoua, prince de la rue" [sorti en 2000, présenté par le Maroc aux Oscars]. J’y ai aussi tourné des documentaires sur le micro-crédit, entre 1999 et 2001. Mais je n’avais pas idée de ce qui s’y passait. J’étais aveugle. Et quand ces jeunes venant de Sidi Moumen ont commis ces attentats de 2003, c’était un choc terrible pour moi. J’avais sûrement croisé, à la fin des années 1990, les jeunes qui ont fait les attentats de 2003 ! J’étais ensuite resté avec un arrière-goût de frustration mais je n’arrivais pas à mettre un mot dessus, à m’expliquer pourquoi je m’étais arrêté au milieu du chemin.

Au lendemain des attentats, j’ai tourné un petit film de 15 minutes sur les victimes, en réaction brutale, instantanée à ce qui s’est passé le 16 mai. C’était un cri. J’ai mis du temps à me rendre compte que les victimes étaient des deux côtés. Et cinq ans après, je suis retourné à Sidi Moumen. Quand j’ai fait ce chemin en 2008-2009, j’ai passé du temps à arpenter ce bidonville pour préparer le film. Là, j’ai rencontré les jeunes, le milieu associatif, j’ai parlé avec eux, j’ai écouté ce qu’ils avaient à dire, et j’ai affiné le propos.

Cela m’a pris deux ans pour choisir et former les comédiens du film, parce que je n’avais pas envie de comédiens professionnels, d’un casting lambda, je voulais faire des rencontres. Je savais que le film tiendrait sur les comédiens. Il me fallait des jeunes qui aient un vécu dans ce quartier, qu’ils sachent porter une dramaturgie et ne surjouent pas…

F24 : Que sont-ils devenus ?

N. A. : Un ou deux ont déjà reçu des propositions d’autres réalisateurs et qui ont envie de continuer dans le cinéma. D’autres ont repris leur chemin et suivent une formation.

F24 : Comment votre film est-il reçu au Maroc ?

Au Maroc, il y a des pressions, indirectes, on nous demande de couper des scènes, des plans. Tout cela arrive. Mais globalement, il y a un terrain fertile pour la liberté d’expression.

N. A. : Je ne suis pas sûr que ce soit un film qui fasse plaisir à tout le monde, mais après tout je m’en fous. J’ai vu beaucoup de personnes adhérer au film. Quand je vous parle d’adhésion, je parle du public, je ne fais pas des films pour les autorités, ni contre elles d’ailleurs. On est dans une société où le débat public est fondamental. Or, quand le Maroc parle seulement de l’événement par le biais de l’enquête policière - alors qu’on sait que ces gamins n’ont que 20 ans, habitent à 5 km du centre-ville de Casablanca et sont des amateurs, pas des terroristes sur-entraînés dans des camps en Afghanistan - quand un pays tourne si rapidement tourne une page de son histoire, c’est qu’on n’a pas envie de s’intéresser à cette population qui est à la marge. On s’en coupe.

Sachant cela, le public du film n’a pas eu de réaction de rejet, au contraire. Lorsqu’on lui montre l’autre côté du miroir, il a envie d’y aller. Parce qu’il sent bien que quelque chose ne va pas, qu’il y a deux vitesses de développement. En voyant le film, une forme de conscientisation et d’appropriation du problème a lieu.

F24 : En même temps, il y a peu de salles au Maroc, donc le débat n’a pas l’ampleur qu’il pourrait avoir…

N. A. : C’est vrai, le film est diffusé depuis le 6 février dans toutes les grandes salles du Maroc… mails il y a seulement 46 grands écrans pour 33 millions d’habitants. Vous imaginez ! Il y a des villes marocaines sans salle. C’est dramatique. C’est à se poser des questions. Le cinéma est un média très puissant, populaire, un média de masse. Dans un pays où il y encore beaucoup d’analphabètes, on laisse mourir les salles ! C’est incompréhensible.

F24 : Donc vous avez fait ce film pour l’étranger ?

N. A. : Non. J’ai envie qu’il touche les Marocains. C’est très important pour moi. Les attentats ont blessé tout le pays, et sa réaction compte éminemment à mes yeux. Je suis très heureux de cette appropriation du film, des réactions qu’il suscite, je suis heureux qu’il ouvre le débat. Après, oui, je veux que le film voyage. Et en termes de marché, je ne peux pas compter sur le Maroc.

F24 : Êtes-vous libre de tourner au Maroc ?

N. A. : Oui, on nous fiche la paix en termes de liberté d’expression et de création… pour l’instant. Il y a de petits obstacles de temps en temps, pour être honnête. Dans la manière d’octroyer des financements, qui sont peu nombreux et publiques. Il y a des pressions, indirectes, on nous demande de couper des scènes, des plans. Tout cela arrive. Mais globalement, il y a un terrain fertile pour la liberté d’expression.

Dans le même temps, quand je vois un groupe de partis politiques qui s’est uni récemment pour exiger l’interdiction d’un film au Maroc, "Tinghir-Jérusalem, les échos du Mellah", qui parle des juifs berbères marocains ayant émigré en Israël… je me dis que tout ne tourne pas rond au Maroc. C’est une réaction aveugle, imbécile, tout cela parce que le film parle d’Israël ! C’est un concours de populisme. De toute manière, on ne peut pas interdire un film. On le conteste, on en discute, mais on ne l’interdit pas ! Heureusement, ces politiciens n’ont pas atteint leur but.

F24 : À ce propos, votre précédent film, "My Land", qui donne la parole aux Israéliens et aux Palestiniens, comment a-t-il été reçu au Maroc ?

N. A. : "My Land" a été projeté dans les festivals au moment de sa sortie internationale et il n’y a pas eu de grabuge. Mais il fallait trouver des salles qui veuillent bien le projeter… Le documentaire ne sort dans les salles marocaines que dans deux mois. On en reparlera à ce moment-là !

F24 : Vous avez obtenu ces projections de "My Land" grâce au bon accueil qui a été réservé aux "Chevaux de Dieu" ?

NA : Oui, sûrement.