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Mort de Ben Laden : le film "Zero Dark Thirty" accusé de déformer la réalité

Le récit que Kathryn Bigelow a tiré de la traque d’Oussama Ben Laden déchaîne les passions aux États-Unis, où la réalisatrice est accusée d'avoir travesti la réalité pour faire l'apologie de la torture. Le film sort le 23 janvier en France.

On vante continuellement l’industrie du cinéma américain pour son aptitude à s’emparer d'épisodes de l’histoire des États-Unis avec une telle célérité qu’elle devance toute version officielle des faits. Une disposition quasi naturelle qui donne lieu à des débats souvent avisés, parfois outranciers.

Les nominations des Oscars 2013 en sont l’exemple le plus récent. Sur les neuf œuvres en lice pour le titre de meilleur film, quatre se penchent sur un chapitre, fâcheux ou heureux, du roman national américain. Et la plupart d’entre eux n’ont pu échapper à la salve de critiques qui accompagne, parfois bien en amont, leur sortie en salles.

"Argo" du sage Ben Affleck s’est ainsi vu reprocher d’avoir minimisé le rôle déterminant du Canada dans l’exfiltration, en 1979, de diplomates américains lors de la crise des otages en Iran. "Django Unchained" du turbulent Quentin Tarantino a quant à lui fait l’objet de virulentes remontrances pour son emploi immodéré du mot "nigger" ("nègre" en français). Mais c’est sans aucun doute le récit de la longue mais haletante décennie de traque d’Oussama Ben Laden dans "Zero Dark Thirty" (en France le 23 janvier) qui a suscité - et suscite encore - le plus grand nombre de réactions outrées.

"L'une des périodes les plus sombres de l'histoire des États-Unis"

Principal motif de la grogne des détracteurs du long-métrage : la normalisation, sinon la glorification, de la torture qui y est prétendument contenue.

Depuis la sortie du film sur les écrans américains à la mi-décembre, nombre d’associations, journalistes et hommes politiques se relaient pour dire tout le mal qu’ils pensent du message véhiculé par cette chasse à l’homme pourtant magistralement mise en scène par Kathryn Bigelow. Jeudi 10 janvier, peu de temps après l’annonce des nominations aux Oscars, une association de défense des droits civiques, le Center for Constitutional Rights, s’est ainsi insurgée contre le fait qu'Hollywood soit "prêt à décerner sa plus prestigieuse récompense à un film qui glorifie l'une des périodes les plus sombres de l'histoire de notre nation".

Non moins sévère, l’éditorialiste Frank Bruni qualifiait plusieurs semaines plus tôt dans le "New York Times" “Zero Dark Thirty” (terme militaire signifiant "minuit et demi") de "récit quasi-journalistique" qui présente la torture comme une méthode d’interrogatoire "certes répugnante mais efficace".

Travail d’immersion

Au centre du malaise : la première partie du film durant laquelle un agent de la CIA fait subir à un terroriste les pires sévices (simulacre de noyade, privation de sommeil, humiliation sexuelle, claustration dans une petite boîte) avant que celui-ci ne lui délivre une information susceptible d’amener les autorités américaines à celui qui, depuis les attentats du 11-Septembre, est l’homme le plus recherché des États-Unis.

Aussi violente et dérangeante soit-elle, cette séquence s’inscrit dans la volonté clairement assumée par la cinéaste de coller au plus près de la réalité. Fidèles au travail d’immersion qu’ils avaient déjà tous deux mené pour le captivant "Démineurs" (Oscars 2010 du meilleur film), Kathryn Bigelow et son scénariste, l’ancien journaliste Mark Boal, précisent qu'il s'agissait pour eux non pas de justifier mais de rendre compte. Aurait-on d’ailleurs pardonné au duo de taire une pratique de torture dont on sait qu’elle fut encouragée sous l’administration de George W. Bush - avant d’être formellement proscrite par Barack Obama ?

"C’est un élément de l’histoire et nous voulions montrer cette histoire, a confessé Mark Boal à "Entertainment Weekly." C’est ce qui nous a amené à recréer les différents épisodes de la traque ainsi que la complexité psychologique des interrogatoires […]. On essaye d’être fidèle aux recherches que nous avons effectuées." Et Kathryn Bigelow de confier de son côté : "Il est évident que c’était difficile, mais nier cet aspect de l’histoire aurait été imprécis".

Fiction contre documentaire

Imprécis, les auteurs l’ont pourtant été, selon plusieurs responsables politiques. Dans une lettre envoyée mi-décembre aux producteurs de Sony Pictures Entertainment, et dont le site Rue89 a obtenu copie, deux sénateurs démocrates, Carl Levin (Michigan) et Dianne Feinstein (Californie), ainsi que leur confrère républicain John McCain (Arizona), assurent que les scènes de torture montrant "des détenus qui finissent par fournir des informations décisives" ne reflètent aucunement la réalité. "Nous avons examiné les dossiers de la CIA et constatons que ce n'est pas exact. ‘Zero Dark Thirty’ est factuellement inexact, et nous croyons que vous avez l'obligation d'affirmer que le rôle de la torture dans la traque [de Ben Laden] n'est pas fondé sur des faits, mais relève plutôt de la fiction narrative du film."

Ces libertés narratives sont d’autant plus surprenantes aux yeux des parlementaires que Bigelow et Boal avouent volontiers avoir bénéficié d’informations émanant de sources internes. Début janvier, la commission au renseignement du Sénat américain a ouvert une enquête destinée à déterminer si la réalisatrice et son scénariste avaient eu accès à des documents classifiés de la CIA dans lesquels il serait établi que la torture avait contribué à l’assassinat de Ben Laden.

De leur côté, les "accusés" rappellent avoir tourné "une fiction et non pas un documentaire". Les sénateurs semblent en effet avoir oublié que "Zero Dark Thirty", aussi précis et rigoureux soit-il (la scène de l’assaut final est impressionnante de réalisme), demeure une œuvre de fiction qui comporte, comme toutes les autres, sa part de fantasme.

Long-métrage qui recouvre 10 années d’une traque obstinée (2001-2011), le film polémique de Kathryn Bigelow est avant tout le récit d’une obsession. Celle qu’une agent de la CIA (magistrale Jessica Chastain) a nourrie à l’égard de sa mission. Par patriotisme ? Par inclination naturelle ? Ou pour venger les victimes du 11-Septembre, dont on entend certains authentiques appels de détresse en ouverture du film ? Autant de questions auxquelles la commission du Sénat peinera bien à répondre.