Après plus de deux ans de batailles idéologiques, les cendres du général Bigeard, décédé en juin 2010, et accusé par la gauche d’avoir pratiqué la torture durant la guerre d’Algérie, seront transférées ce mardi à Fréjus.
Ses victimes étaient surnommées "crevettes Bigeard" durant la guerre d’Algérie. "Bigeard… Ce courageux Bigeard… Lorsqu’il arrêtait quelqu’un, il lui mettait les pieds dans une cuvette, y faisait couler du ciment à prise rapide et le précipitait en mer du haut d’un hélicoptère", raconte Paul Teitgen, secrétaire général de la police française à Alger en 1957 (voir vidéo ci-dessous). "Voilà le genre d’homme qu’il était, voila le genre de pourris qui nous dirigeaient."
Vingt et un ans après ce témoignage et deux ans après la mort de Bigeard, le 18 juin 2010, les hommes politiques et intellectuels français continuent de s’écharper autour de la figure de l’ancien militaire, qui a toujours suscité l’admiration d'une partie de la droite et l’hostilité à gauche. Il faut dire que cet ancien résistant, commandant des parachutistes coloniaux, reste attaché à deux épisodes tragiques de l’histoire : la chute de Dien Bien Phû (1954), qui sonna le glas de la présence française en Indochine, et la guerre d’Algérie. Considéré comme un grand stratège militaire par les uns, il est perçu comme un tortionnaire par les autres.
Alors, depuis son décès, trouver un lieu de sépulture pour cet homme controversé était devenu un véritable chemin de croix, parsemé de pétitions, de lettres de soutien, de communiqués d’indignation de la part des deux camps. Depuis deux ans, ses cendres demeuraient au crématorium de Nancy en attendant de lui trouver un lieu de repos éternel.
Reposer à Fréjus "aux côtés de ses compagnons d’armes"
Jean-Yves le Drian, le ministre de la Défense, a mis un point final ce mardi à cette saga mortuaire en décidant de transférer ses cendres à Fréjus. "Nous avons convenu avec sa famille que le mieux […] serait que ses cendres soient aux côtés de ses compagnons d’armes d’Indochine, à Fréjus", explique-t-il.
Un lieu de compromis en quelque sorte. Car pendant ces deux dernières années, la famille de Bigeard avait déjà essuyé deux refus quant au choix du lieu où déposer ses cendres. A Dien Bien Phu d’abord, le camp retranché des troupes françaises au Vietnam. Selon ses dernières volontés, Bigeard avait souhaité reposer dans cette petite ville, aux côtés de ses "camarades tombés au combat" en mai 1954. Mais le Vietnam, sans surprise, refusa d’accéder à cette demande.
"En Indochine, il a laissé aux peuples, aux patriotes qu’il a combattus, aux prisonniers qu’il a ‘interrogés’, de douloureux souvenirs. Aujourd’hui encore, dans bien des familles vietnamiennes, qui pleurent leurs morts, ou dont certains membres portent encore dans leur chair les plaies du passé, le nom de Bigeard sonne comme synonyme des pratiques les plus détestables de l’armée française", écrivait la Ligue des droits de l’homme, en décembre 2011.
Bigeard aux Invalides : "Une initiative humainement scandaleuse"
Nouvel épisode fin 2011 : le gouvernement de Nicolas Sarkozy, sous l’impulsion de Gérard Longuet, ancien ministre de la Défense, annonce le transfert des cendres de Bigeard à l’Hôtel des Invalides, où reposent les gloires de l’armée française. L’initiative passe mal et le refus de la gauche est net. Les pétitions se multiplient. De nombreux intellectuels et journalistes se mobilisent pour que "le gouvernement renonce à cette initiative historiquement infondée, politiquement dangereuse et humainement scandaleuse." Pour la deuxième fois, la famille du défunt fait marche arrière.
Le dénouement de ce mardi sonne donc comme un soulagement. "C'est un hommage mémoriel et non politique", répète-t-on au ministère pour tenter de tuer dans l’œuf le départ d’une nouvelle polémique. Mais encore une fois, l’éloge réservé à l’homme n’est pas du goût de tous : "Bien plus qu’un chef, c’est un meneur d’hommes. Celui vers qui les regards se tournent naturellement dans les moments les plus difficiles", peut-on lire sur le site de la Défense. Un nouvel appel de personnalités proches du Parti communiste a aussitôt rassemblé des milliers de signatures sur internet contre tout hommage au général.
La torture, un "mal nécessaire"
Marcel Bigeard avait justifié l’usage de la torture en Algérie comme un "mal nécessaire", tout en affirmant ne jamais l’avoir pratiquée lui-même. Mais de nombreux témoins attestent du contraire. Bigeard est également accusé d’avoir fait exécuter Larbi Ben M’hidi, un des responsables du FLN, considéré comme un héros en Algérie, arrêté le 23 février 1957 par les parachutistes. Dans une confession livrée au Monde, en mai 2001, Paul Aussaresses, membre des services spéciaux, révèle comment Ben M’hidi a été exécuté dans une ferme à une vingtaine de kilomètres d’Alger.
Bigeard a nié jusqu’à sa mort sa participation dans des actes de torture. Il avait notamment déclaré en 2007 au quotidien suisse Liberté : "Vous savez, nous avions affaire à des ennemis motivés, des fellaghas, et les interrogatoires musclés, c’était un moyen de récolter des infos. Mais ces interrogatoires étaient très rares et surtout je n’y participais pas. Je n’aimais pas ça."