Après avoir été contraint de retirer une installation inspirée de versets du Coran d’un festival à Toulouse, Mounir Fatmi a vu sa pièce “Sleep” (photo) refusée par l’Institut du monde arabe. Il raconte à FRANCE 24 sa confrontation à la censure.
Rêvant à plus de liberté d'expression, il avait décidé de quitter le Maroc, son pays d’origine. Mais c’était avant que Mounir Fatmi ne se rende compte que la censure n’avait pas de frontière.
À 42 ans, l’artiste plasticien fait aujourd’hui un triste constat : “Je suis forcé de devenir mon propre censeur,” confie-t-il, amer à FRANCE 24. Face aux récentes réactions provoquées par “Technologia”, une installation qui illuminait de versets coraniques le sol du Pont Neuf lors du festival du Printemps de septembre à Toulouse, le Marocain s’est résigné, le 3 octobre, à la retirer. Un acte qui équivaut à “se couper la langue”, estime-t-il, déçu et choqué d’avoir dû prendre une telle décision. Mais l’homme, qui se défend de tout acte de provocation, n’en est pas à sa première controverse. Récemment, une autre de ses œuvres, mettant en scène l’écrivain Salman Rushdie, a été écartée de l’exposition “25 ans de créativité arabe” qui s’ouvre mardi 16 octobre à l’Institut du monde arabe, à Paris. Pour Mounir Fatmi, “l’art sert de baromètre à ce qu’il se passe dans le monde.” Ainsi, la perte de liberté artistique qu’il déplore est, selon lui, un effet de la crise globale actuelle.
Désacraliser les religions
Après avoir étudié à Casablanca, Amsterdam et Rome, l’artiste partage aujourd’hui sa vie entre Paris, Tanger et les États-Unis. L’un de ses objectifs : désacraliser les religions. Mais aussi, la déconstruction, la mise au banc des dogmes et des idéologies. Une démarche qui lui a coûté, à plusieurs reprises, d’être censuré. “De nos jours, il y a une tension du côté de toutes les religions,” dit-il, se refusant à dévoiler ses propres convictions religieuses.
En 2009, il expose à Venise “Le Grand Pardon”, un dessin réalisé à la craie qui dépeint les visages de Jean-Paul II et d’Ali Agça. Assis face à l’homme qui avait tenté de l’assassiner le 13 mai 1981, le pape est représenté en train de lui accorder sa clémence. L’œuvre, exposée en pleine rue, ne tarde pas à choquer les badauds. La police est alertée et le dessin effacé par les passants. “Je n’ai pas été personnellement tenu au courant du traitement infligé au dessin, j’ai appris la nouvelle en lisant 'Le Monde',” explique Mounir Fatmi. Exposée à partir de 2006, une autre de ses œuvres, réalisée avec des glaçons faits à partir d’eau bénite récupérée dans des églises parisiennes, avait également ébranlé certains fidèles.
Se couper la langue
Du côté des pays arabes, le plasticien, qui refuse d'être vu comme un provocateur, a aussi fait parler de lui. Ainsi, "Printemps perdus" - une pièce représentant les vingt-deux drapeaux des pays de la Ligue arabe en berne côte-à-côte - sera restée exposée en tout et pour tout quatre heures à la foire d'art contemporain de Dubaï en 2011. Sur l’image, deux balais-brosse soutiennent les drapeaux de la Tunisie et de l’Égypte, une manière de faire référence aux régimes balayés par les soulèvements populaires dans ces pays [la performance datant d’avant la chute de Mouammar Khadafi en Libye, l’ancien drapeau libyen est représenté sans balai-brosse]. Les autres pays sont ainsi vus comme potentiellement destinés au même sort. "Les pays qui censurent doivent se remettre en question," lance l’artiste. "Personnellement, je me pose beaucoup de questions, notamment sur la France."
C'est en effet en France que Mounir Fatmi a dû s'autocensurer. En octobre 2012, à Toulouse, la projection de cercles lumineux figurant des versets coraniques en plein centre ville, a entraîné un rassemblement spontané de la part de musulmans, et une jeune femme ayant foulé les projections sacrées a été giflée. Ses détracteurs lui reprochaient notamment de permettre aux passants de marcher sur des passages du Coran. “Le texte est projeté sur le cerveau, pas sur les pieds," rétorque l’auteur. Mais, voyant la situation dégénérer, Mounir Fatmi a préféré arrêter les frais. " Je suis pour le débat d'idées, pas pour le combat de rue. Mon but n'est ni de choquer, ni de provoquer,” affirme-t-il. Selon lui, le contexte n’était pas favorable, le traumatisme subi par la région toulousaine en mars dernier - au moment de l’affaire Merah - étant encore présent.
Mais le mal est fait. “Une fois censurée, l’œuvre ne m’appartient plus.” Le fait de “négocier avec les censeurs”, poursuit-il, peut être assimilé à une amputation. “C’est comme si je me coupais la langue.”
La faute d’une part, selon Mounir Fatmi, aux critiques d’art : “Ils ne font pas leur travail correctement. Du coup, nous, les artistes contemporains, sommes jugés par des gens qui n’ont jamais ouvert un livre.” Mais aussi, au gouvernement. “Il n’y a eu aucune réaction de la part du ministère de la Culture après l’affaire de Toulouse, ce silence me choque énormément.”
"Pour que Dieu soit complice, il suffit qu'il soit témoin"
Cette passivité, il en parle dans une pièce sur l’écrivain Salman Rushdie, visé par une fatwa le condamnant à mort, lancée par l'Iran il y a plus de vingt ans. “Salman Rushdie est comme un fantôme, il n’existe pas,” indique-t-il, qualifiant le silence, adopté notamment par les artistes, d’”incroyable”. Son œuvre “Sleep”, directement inspirée du travail d’Andy Warhol, présente l’auteur des "Versets sataniques" endormi, dans une vidéo durant six heures. Une manière de le voir “entre la vie et la mort.” Et Mounir Fatmi de citer Victor Hugo: "Pour que Dieu soit complice, il suffit qu'il soit témoin".
L’œuvre, présélectionnée par l’Institut du monde arabe, n’a finalement pas été choisie par le centre culturel dans le cadre d’une exposition sur l’art arabe. "J'ai été très surpris de cette décision, avec le commissaire de l'exposition nous étions d'accord depuis le début," s’étonne, d’une voix douce, celui qui a été récompensé en 2010 par la Biennale du Caire. Fatmi explique que, l’exposition devant voyager dans plusieurs pays arabes, on lui a fait comprendre que "Sleep" était jugée trop gênante. Contacté par FRANCE 24, l'Institut du monde arabe préfère parler du manque de pertinence de l'oeuvre par rapport aux autres travaux présentés. Il l’a remplacée par "Technologia", maltraitée à Toulouse.
Une crise globale
Ainsi confronté à ce qu'il considère comme une recrudescence de frilosité artistique, Mounir Fatmi blâme la crise actuelle. Aussi, quand certains parlent de crise économique, lui pointe une crise de foi. “Les croyants traversent aujourd’hui une période de doute, dûe à une perte de repères.”
Considérant le 11 septembre 2001 comme l’un des déclics ayant engendré une remise en question collective, Mounir Fatmi a mis au point "Save Manhattan". Gratte-ciel remplacés par un parterre d’enceintes crachant des bruits urbains ou des extraits de blockbusters américains, tels que "Independence Day" : tel est le regard porté par l’artiste sur la "Grosse Pomme". Une vision toutefois ancienne : la pièce pourrait, en effet, dater du 10 septembre 2001, veille du drame, compte-tenu du fait que deux haut-parleurs plus gros que les autres, censés figurer les immeubles du World Trade Center, se dressent fièrement au centre de la composition. C’était le monde d’"avant".
Face à ce constat - les tours jumelles, tout comme nos convictions et nos croyances, n'étaient peut être pas si solides - une question : "Qu’est-ce que le réel ? Ce que l'on peut voir et toucher, comme l'architecture, ou bien ce qui est plus abstrait ?", interroge Fatmi. C’est donc la fragilité de nos croyances qui provoquerait une irrépressible attraction vers le sacré : “Tout est tellement fragile de nos jours qu'un simple évènement peut réveiller des sensibilités”.
En matière de sensibilités, Mounir Fatmi craint d’ailleurs que d’autres ne se manifestent à l’égard de certaines de ses œuvres actuellement exposées, si les censeurs venaient à pointer le bout de leur nez. Mais il ne confie pas à quelle(s) œuvre(s) il pense. Choquer, provoquer, ce n'est pas son truc, répète-t-il inlassablement.
*Photo principale : Salman Rushdie endormi dans l'œuvre "Sleep"
Sleep Al Naim, 2005-2012, 6 heures, HD, B&W, stereo. courtesy de l'artiste et Galerie Hussenot, Paris, Paradise Row, Londres