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"Touche pas à mon prophète" : interdire de manifester, est-ce légal ?

Une semaine après la dispersion d'un rassemblement illégal devant l’ambassade américaine à Paris, des manifestations pour défendre le prophète Mahomet ont été interdites. Un refus juridiquement contestable.

La République française est-elle en train de trahir ses propres principes en interdisant les rassemblements contre le film anti-islam et les caricatures du prophète Mahomet publiées dans "Charlie Hebdo" ? La question se pose après l’interdiction par le préfet de police de Paris de manifestations prévues samedi place du Trocadero et devant la grande mosquée de la capitale.

Contacté par FRANCE 24, le service de presse de la préfecture de Paris se bornait, jeudi, à confirmer que les rassemblements avaient été interdits en raison du "risque de troubles à l’ordre public". Une décision qui fait suite à la mise en garde du Premier ministre Jean-Marc Ayrault contre l’importation de "conflits qui ne concernent pas la France".

"Nous sommes dans une république qui n’a pas du tout l’intention de se laisser intimider par qui que ce soit autour de ses valeurs", a ajouté Jean-Marc Ayrault, le jour même de la publication par "Charlie Hebdo" des caricatures du prophète Mahomet.

Cette fermeté fait écho à celle de son ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, après la manifestation islamiste avortée, samedi dernier, à Paris. Mais, à partir du moment où les manifestants contre les "atteintes à l’honneur du prophète" passent par la voie légale, cette posture politique risque de se heurter aux réalités juridiques françaises, qui considèrent la liberté de manifester tout aussi importante que… la liberté d’expression.

Interdiction drastique

En matière de manifestations, les juristes insistent sur le principe de proportionnalité – restreindre une liberté aussi fondamentale suppose que le préfet identifie des menaces concrètes et avérées de troubles graves à l’ordre public. Des menaces qui tranchent quelque peu avec la manifestation illégale de samedi dernier, où les forces de police ont aisément dispersé et interpellé 151 islamistes à proximité de l’ambassade américaine.

"L’interdiction totale d’un rassemblement fixe, éloigné de sites sensibles comme l’ambassade américaine ou les locaux de "Charlie Hebdo", apparait peu fondée. La responsabilité du préfet n’est pas d’interdire la manifestation mais de dépêcher les effectifs nécessaires pour la sécuriser", souligne Nicolas Hervieu, chercheur au Centre de recherches et d'études sur les droits fondamentaux (CREDOF), dans un entretien avec FRANCE 24.

L’appel à manifester devant la grande mosquée de Paris, plus réputée pour son hammam et ses chichas que ses salafistes, avait été publié sur une page Facebook et relayé par les médias sociaux. Selon Nicolas Hervieu, le fait que ces mouvements soient peu structurés accroit le risque de troubles à l’ordre public, mais ne justifie pas en soit une mesure aussi drastique que l’interdiction totale de manifester.

Épouvantail salafiste

Cette interdiction apparaît surtout motivée par la crainte d’une émulation des manifestations violentes qui ont secoué le monde musulman. Un sentiment diffus de peur renforcé par certains articles de presse, à l’image de l’éditorial publié mercredi par le directeur adjoint de la rédaction du Figaro, Yves Thréard, contre la menace islamiste qui pèserait sur Paris :

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"Combien sont-ils ? Ils n’étaient, prend-on soin de préciser, que 250, samedi dernier sur les Champs-Élysées. Mais, si l’on n’y prend garde, ils seront mille demain. Et beaucoup plus après-demain (…) Par tous les moyens, les pouvoirs publics doivent interdire les prochaines manifestations que les salafistes veulent organiser et condamner leurs instigateurs".

Cette description alarmiste contraste avec le ton plutôt modéré observé sur les réseaux sociaux autour du mot d’ordre "Touche pas à mon prophète", qui évoque plus les slogans anti-racistes des années 80 que la vulgate islamiste. L’arbre – l’épouvantail salafiste – continue de cacher la forêt de personnes qui veulent manifester contre l’islamophobie.

Deux poids, deux mesures

En défendant bec et ongle la liberté d’expression de "Charlie Hebdo", tout en envoyant une fin de non-recevoir aux demandes légales de manifestations pro-islam, le gouvernement prête donc le flanc aux accusations de deux poids, deux mesures.

"C’est paradoxal, mais il est tout à fait possible de manifester contre la liberté d’expression ou de manifestation. Tant qu’il n’y a pas de trouble grave à l’ordre public, les salafistes en ont tout à fait le droit. Le rôle de l’État n’est pas de donner la primeur de la liberté d’expression de l’un sur l’autre", souligne Nicolas Hervieu.

Face aux aléas politiques, le juriste rappelle que la personne ou l’organisation qui s’est vue notifier l’arrêté interdisant la manifestation peut toujours déposer un recours devant le tribunal administratif de Paris. Si le préfet n’a pas clairement motivé son arrêté avec des considérations sécuritaires concrètes, l’interdiction de manifester aurait alors grande chance d’être annulée.