La publication de caricatures du prophète Mahomet dans "Charlie Hebdo" crée la polémique. Reportage à Paris dans les locaux du journal satirique et auprès de la communauté musulmane.
"Les gens ont le droit d’être choqués par 'Charlie Hebdo', mais dans ce cas-là, qu’ils fassent l’économie de 2,50 euros !", lance le directeur et dessinateur Charb aux journalistes réunis mercredi 19 septembre devant le siège du journal satirique, dans le XXe arrondissement de Paris. Depuis l’annonce, le 18 septembre au soir, de la publication par "Charlie Hebdo" de nouvelles caricatures de Mahomet, les réactions fusent et avec elles les mots "provocation", "excès", "liberté", "responsabilité", "huile sur le feu".
itDans un contexte tendu, marqué cette dernière semaine par des violences dans le monde musulman après la diffusion sur YouTube d’une vidéo islamophobe intitulée "L'Innocence des musulmans", beaucoup redoutaient une nouvelle explosion de colère à Paris. Un car de CRS, déployé pendant la nuit, stationnait toujours dans la matinée devant le bâtiment de sept étages qui accueille la rédaction de l’hebdomadaire satirique. Mais selon l’agent posté à l’entrée, le seul assaut auquel il a dû faire face depuis le matin a été celui des journalistes.
Charb s’étonne lui-même de l’intérêt que lui portent soudainement ses confrères. "J’aimerais vous voir aussi mobilisés quand on fait un papier sur les catholiques extrémistes. Pourquoi on s’arrache les cheveux dès qu’il s’agit des musulmans ? On s’imagine qu’ils ne savent pas rigoler ?", s'interroge-t-il en improvisant une conférence de presse devant la porte de la rédaction.
"La seule limite, c'est la loi française"
Le directeur de "Charlie Hebdo" balaye d’un revers de la main les accusations de provocation et d’incitation à la violence. "Qu’on ne nous rende pas responsable de la fermeture des écoles ou des ambassades, ni de la violence ailleurs dans le monde. On s’exprime dans le cadre de la loi française. Je publie un journal papier, vendu en France. Pour nous, la seule limite, c’est la loi française. […] La seule chose qui menace la presse, c’est l’autocensure". Sous protection policière depuis un an, Charb ne craint ni les procès - dont le seul en cours l’oppose à Marine Le Pen qui le poursuit pour une caricature - ni les représailles. Ironie de l'histoire : Marine Le Pen défend aujourd'hui "Charlie Hebdo". Pour la présidente du Front national, la "liberté d'expression dont découle la liberté de la presse" n'est "pas négociable".
Depuis la réaction du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, qui a appelé le 18 septembre au soir à "l’esprit de responsabilité de chacun", Charb ne décolère pas : "J’ai l’impression que le gouvernement français a peur d’une minorité agissante. Moi ça ne me dérange pas que 250 personnes manifestent devant l’ambassade américaine à Paris. Mais ça me dérange que le gouvernement se cale sur ces 250 extrémistes".
Même point de vue pour le dessinateur Luz, qui a signé trois des caricatures litigieuses : "On n’est pas prosélyte, on oblige personne à acheter le journal. On est le contraire des intégristes, on n'impose rien. Chacun est libre de penser ce qu’il veut. Cette polémique n’a pas lieu d’être".
"Les gens n'étaient pas contents"
L’humour est affaire de subjectivité, tous les journalistes de "Charlie Hebdo" en conviennent. Et aux abords de la mosquée Omar, dont l’imam tunisien est visé par une procédure d’expulsion en raison de prêches jugés radicaux, les caricatures ne font pas rire. Le kiosque à journaux du métro Couronne, à quelques pas de cette mosquée de l’est parisien, a été dévalisé aux premières heures du jour de ses dix numéros de "Charlie Hebdo". "Ici, c’est un quartier musulman et les gens n’étaient pas contents", témoigne le buraliste, qui dit avoir essuyé des remarques désobligeantes. Il raconte que deux hommes ont acheté le journal satirique pour le déchirer aussi sec. "Heureusement que la plupart des gens ici n’ont pas vu les dessins", estime-t-il en jurant qu’il ne renouvellera pas son stock en cas de réédition du journal.
itSi tous n’ont pas vu les caricatures, ils sont beaucoup à en avoir entendu parler. Pour autant, la vie du quartier n’en est pas chamboulée. Il n’y a pas l’ombre d’un rassemblement. Abu, l’un des vendeurs de la dizaine de boutiques d’objets et livres religieux de la rue Jean-Pierre Timbaud, est même surpris qu’on vienne l’interroger. "Tous les six mois, c’est la même chose ! En France, en Belgique, en Suède, on publie des journaux, on met des vidéos contre l’islam... Alors, oui, je suis fâché mais je ne vais pas aller mettre des claques aux journalistes ? Qu’est ce qu’on peut y faire ?", explique-t-il, résigné. Quand on lui rappelle que le siège de "Charlie Hebdo" a été brûlé dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011 après la publication d’un numéro spécial baptisé "Chariah Hebdo", avec en une la caricature de Mahomet hilare, il hausse les épaules : "Il y a du bon et du mauvais partout...".
Au café sans alcool Le Fidèle, situé juste en face de la mosquée Omar, une poignée d’hommes attendent la prière de 14 heures. Les yeux rivés sur leur tasse vide, ils ne sont pas prompts à la discussion. Ici, on se méfie des journalistes. Pourtant quand on évoque le numéro de "Charlie Hebdo", les langues se délient et elles sont unanimes : ces caricatures sont une insulte à l’ensemble des musulmans de France.
"On doit apprendre à vivre ensemble"
"Vous trouvez ça normal qu’on insulte plus d’un milliard de gens et qu’on n’ait pas le droit de répondre", s’insurge un homme dont les yeux bleus rougissent le temps d’un bref accès de colère. L’interdiction de manifester contre la vidéo anti-islam, prononcée ce mercredi 19 septembre par Jean-Marc Ayrault à la suite d’un appel lancé sur les réseaux sociaux, suscite l’indignation. Pourtant là aussi, tous affirment d’une même voix qu’ils n’iront pas contre la loi.
itQuant à l’argument de la sacro-sainte liberté d’expression, il est pour eux tout aussi indigeste : "Il y a des valeurs sacrées pour les non-musulmans et d’autres pour nous les musulmans", explique Mohammed, un client tunisien d’une cinquantaine d’années. "Je ne porte pas atteinte aux leurs, je n’insulte pas Jésus ou le pape. On nous doit la même chose. Il faut qu’on apprenne à vivre ensemble dans le respect. Et c’est aux institutions de réguler cela."
Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, a rappelé que la liberté d'expression, dont la caricature, était "un droit fondamental" encadré par la loi, précisant que "les tribunaux sont là pour être saisis par ceux qui se considéreraient comme attaqués, offensés". Les premières plaintes contre "Charlie Hebdo", pour "diffamation", "injure publique" et "provocation à la haine", ont déjà été déposées à Paris et à Meaux. En attendant, le dessinateur Luz ne compte pas se faire "réguler" par qui que ce soit : "Qui doit décider de ce qu’on peut dessiner ou pas ? Les intégristes ? Le gouvernement ? Si c’est ça, je rends ma carte de presse !".