Fermées après la sanglante crise de 2010-2011, les facultés ivoiriennes ont fait peau neuve et s’apprêtent à rouvrir. Mais certains étudiants hésitent à reprendre le chemin de l'école, sceptiques sur ce "nouveau départ" universitaire.
Il est un peu coquet Mamadou Kone. Il refuse de donner son âge. "Je n’étudie plus depuis deux ans… J’ai été bachelier en 2005, et là, je suis encore en troisième année. Je ne suis même pas licencié. Alors, non, vraiment, je n’avouerai pas mon âge", explique-t-il. Cela fait en effet quatre ans que ce jeune Ivoirien devrait avoir validé sa troisième année d’études supérieures de lettres modernes. Mais la crise ivoirienne est passée par là. Depuis l’élection présidentielle de 2010 et les rivalités meurtrières qui ont suivi entre le camp du président sortant Laurent Gbagbo et celui du chef de l’État élu Alassane Ouattara, l'université de Cocody (nord d’Abidjan) où il était inscrit n’a plus rouvert ses portes.
Les présidents d'université avaient annoncé fin juillet 2012 que les frais d'inscription, fixés à 6 000 francs CFA (9 euros) depuis des années, seraient portés à 100 000 (150 euros) pour les étudiants en première année, et 200 000 (300 euros) et 300 000 (450 euros) pour les deuxième et troisième années.
Cette décision avait provoqué une vive controverse, beaucoup estimant ces tarifs exorbitants au regard de la situation du pays, où plus de la moitié de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté. Pour l'heure, rien n'a été entériné.
Mais ce 3 septembre 2012, le gouvernement l’a promis : tout devrait changer pour Mamadou Kone, qui souhaite "terminer sa licence de lettres modernes et accéder à la maîtrise pour enfin obtenir un boulot". Et pour honorer sa parole, le ministère de l'Éducation nationale n'a pas chômé. Le gouvernement s'est lancé dans un vaste chantier de rénovation de tous les bâtiments universitaires du pays - dont certains avaient été saccagés et vandalisés -, proposé une nouvelle dénomination de toutes les universités et promis des réformes académiques et pédagogiques. "Ce ne sont pas seulement les bâtiments qui ont changé d’aspect, qui sont devenus plus beaux, c’est aussi le cadre de vie et d’étude des étudiants qui a changé", a assuré à ce propos le ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Cissé Bacongo.
"Les cours dans le privé, c’est plus réglo"
Sceptique, Mamadou Kone "attend de voir pour y croire". "Ces nouveaux amphithéâtres ? J’espère qu’ils seront prêts et fonctionnels. Avant, c’était ingérable, il y avait une seule grande salle de cours pour les lettres, les langues, la philo… On n’étudiait pas sereinement malgré la notoriété de la faculté [réputée dans toute l’Afrique de l’Ouest, ndlr]", se souvient-il.
Une désorganisation "insupportable" qu’Aminata Souahoro ne veut pas revivre. Malgré les promesses du gouvernement, cette jeune étudiante en techniques de comptabilité a décidé de s’inscrire en 2006 dans le privé, à l’Hetec (Hautes études technologiques et commerciales), dans la capitale. "Au moins, là-bas, les cours sont assurés.
Je paie plus cher, mais c’est plus réglo", explique l’étudiante qui peut se permettre ce type d’école grâce à une bourse annuelle de 350 000 francs CFA (environ 530 euros) que lui verse l'État. "Heureusement que j’ai fait ce choix, sinon je n’aurais jamais eu mon diplôme", précise-t-elle.
Contrairement à Mamadou Kone, le choix de l’enseignement privé lui a permis de décrocher en 2009 sa licence en techniques de comptabilité et d’obtenir en parallèle un BTS finance. "Un vrai diplôme", ajoute-t-elle, insinuant que la qualité de l’enseignement universitaire laisse parfois à désirer. "J’ai une amie qui étudiait à la fac de Cocody. Elle a préféré retourner au Ghana pour finir son cursus. Si elle n’avait pas fait ce choix, elle serait toujours en deuxième année. Elle n’a jamais pu valider ses examens. Elle m’a dit qu’elle ne rentrerait pas en Côte d’Ivoire ce 3 septembre. Je la comprends, elle ne va pas retourner en deuxième année alors que là-bas, elle a bientôt fini ses études. Et puis vu nos conditions de vie sur le campus, franchement, elle a raison."
- 28 novembre 2010 : second tour de l'élection présidentielle qui oppose Alassane Ouattara et Laurent Gbgabo. Le président sortant refuse de reconnaître la victoire de son adversaire.
- 30 novembre 2010 - 11 avril 2011 : crise politique ivoirienne. De nombreuses violences entre les partisans des deux camps sont recensées. Selon l'ONU, environ 3 000 personnes ont été tuées durant cette crise post-électorale.
- 11 avril 2011 : arrestation de Laurent Gbagbo par les forces du président Ouattara.
Dépolitiser les amphis
Un dernier point sur lequel les deux étudiants s’arrêtent longuement. Tous deux se rappellent que les conditions de vie des campus étaient loin d’être un paradis. Outre la crise politique, les problèmes d’infrastructures, le manque d’organisation, les campus ont dû batailler contre la politisation excessive des facultés. Pendant le mandat de Laurent Gbagbo et au plus fort des violences électorales, de nombreux étudiants ont rapporté avoir subi la toute-puissance de la Fesci (Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire), un syndicat pro-Gbagbo qui faisait régner la terreur sur les campus.
Alors Mamadou Kone et Aminata Souahoro se demandent si les universités ont bien été "nettoyées" de ses membres dont les méthodes n’ont apparemment rien à envier à celles des mafieux. "Ils régnaient en maître des lieux. Ils bastonnaient les étudiants, les enseignants, le personnel. Personne ne se sentait en sécurité à cause d’eux", se souvient Mamadou Kone. Une triste réalité qu’a subie quelques temps Aminata Souahoro. Elle énumère les pots-de-vin et les "faveurs" qu’il fallait leur accorder pour pouvoir étudier en paix. "Pour rentrer dans les amphis surpeuplés, on devait les payer ou accepter de sortir avec eux. Quand on refusait, on n’entrait pas. Tout le monde se pliait à leurs règles", explique-t-elle.
Deux ans après, la Fesci est encore un spectre qui hante les couloirs des universités. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (IRIN), les facultés font face à une pénurie de professeurs : ceux qui étaient perçus comme des partisans pro-Gabgbo se sont exilés ou ont été arrêtés. Les autres "craignent de revenir", déclare Mamadou Kone. "Difficile dans ces conditions de sauter de joie à l’annonce d’une réouverture qui pourrait s’apparenter à une douche froide pour nous. J’espère qu’on aura pas attendu deux ans pour rien", conclut l’étudiant.