Selon Ankara, certaines régions du nord de la Syrie sont tombées aux mains des rebelles kurdes. Une "ligne rouge" pour la Turquie, qui a fait savoir qu'elle ne restera pas sans réaction.
Ankara montre ses muscles à la frontière avec la Syrie, où résonne de plus en plus le bruit des bottes turques. En moins de 24 heures, deux nouvelles séries de manœuvres militaires impliquant des chars et des blindés équipés de rampes lance-missiles ont été effectuées par l’armée turque. Plusieurs renforts avaient déjà été dépêchés par l’état-major turc au cours du mois dernier pour consolider son dispositif militaire à la frontière avec son voisin.
Soutien affiché de l’opposition syrienne depuis le début du soulèvement populaire en mars 2011, la Turquie n’a de cesse de réclamer le départ de son ancien allié, le président Bachar al-Assad. Terre d’accueil de plusieurs dizaines de milliers de réfugiés en provenance de Syrie, elle est surtout un sanctuaire pour les opposants politiques, les déserteurs de l’armée régulière syrienne et le commandement de l’Armée syrienne libre (ASL). Pourtant, à l’heure où la rébellion semble prendre le dessus sur le régime de Bachar al-Assad, à Alep ( nord du pays) notamment, la seconde ville de Syrie, Ankara s’inquiète et envoie ses troupes à la frontière.
"Ligne rouge"
Paradoxalement, la chute éventuelle du régime syrien pourrait avoir une incidence plus qu’indésirable du point de vue turc. En effet, les autorités turques craignent que le nord et le nord-est de la Syrie tombent aux mains des Kurdes syriens à la faveur du chaos qui règne dans le pays. Certaines de ces zones, où vit la grande majorité des 2 millions de Kurdes syriens, ne sont d’ailleurs plus totalement contrôlées par le régime baasiste, focalisé sur Alep.
"Les Turcs souhaitent la chute de Bachar al-Assad, mais pour Ankara, la question kurde est une ligne rouge à ne pas dépasser. Toute initiative à l’intérieur de la Syrie qui vise à instaurer un Kurdistan dans le nord serait perçue comme une atteinte à l’unité du territoire turc", explique sur l’antenne arabe de FRANCE 24, Wehbi Bissan, professeur spécialisé dans les relations entre la Turquie et le Moyen-Orient à Istanbul. Selon lui, Ankara craint qu’un scénario à l’irakienne, dans lequel les Kurdes ont gagné une large autonomie dans leur région (nord de l’Irak) à la faveur la chute de Saddam Hussein en 2003, ne se répète en Syrie et qu’à moyen terme cette situation galvanise les aspirations sécessionnistes des Kurdes de Turquie.
Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a d’ailleurs accusé la semaine dernière Damas d'avoir "confié" le contrôle de plusieurs zones du nord de la Syrie aux rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et à ses alliés syriens, afin de "nuire aux intérêts turcs". Il a même menacé de faire usage de la force si nécessaire contre les combattants kurdes chez son voisin du sud et a évoqué l’instauration d’une zone tampon en Syrie.
Ennemi juré d’Ankara, le PKK turc réclame tantôt l’indépendance, tantôt l'autonomie du sud-est anatolien, peuplé en majorité de Kurdes. Les affrontements entre ses combattants et l’armée turque ont fait plus de 40.000 morts depuis 1984. A plusieurs reprises depuis le début de la crise syrienne, le gouvernement turc avait mis en garde Damas contre la tentation d’instrumentaliser la question kurde pour punir la Turquie.
"Un front de 800 kilomètres avec le PKK"
Pour Ali Kazancigil, politologue et directeur de la revue géopolitique "Anatoli" (CNRS Editions), la création éventuelle d’une entité autonome kurde contrôlée par le PKK dans le nord de la Syrie "complique énormément la tâche de la diplomatie turque, même si cela n’empêche pas, pour l’instant, Ankara de continuer à soutenir activement l’opposition syrienne." Le politologue explique à FRANCE 24 que la situation dans les régions frontalières est "un sac de nœud dont personne ne peut prévoir l’issue. La chute d’Assad est susceptible de créer un chaos généralisé." Pour l’après-Assad, les Turcs misent sur le Conseil national syrien (CNS) principale coalition de l'opposition créée à Istanbul en octobre 2011. Et pour cause, le CNS, boycotté par les principaux partis kurdes, s’est toujours dit opposé à la partition de la Syrie, excluant par conséquent la création d’un Kurdistan syrien.
Toutefois, la question kurde est si sensible en Turquie que les médias locaux ont consacré leurs unes de ces derniers jours à la prise de contrôle de certains villages du nord de la Syrie par des combattants kurdes du Parti de l'union démocratique (PYD), proche du PKK turc. Certains ont publié des clichés de drapeaux kurdes, dont ceux du PKK, hissés dans plusieurs de ces localités et le quotidien "Hürriyet" est allé jusqu’à décrire la frontière syro-turque comme «un front de plus de 800 kilomètres » avec le PKK.
Qui contrôle le "Kurdistan" syrien ?
"La situation est chaotique dans le nord de la Syrie, mais le PYD ne contrôle pas toute la situation comme l’affirment certains dirigeants turcs, et même si les Kurdes peuvent clairement tirer leur épingle du jeu à la faveur de la crise syrienne, Ankara ne se risquera pas à intervenir militairement chez son voisin", tempère Hugh Pope, chargé de la Turquie au sein de l'International crisis group, joint au téléphone par FRANCE 24.
Pour Bachar Issa, un activiste et un artiste kurde de Syrie basé à Paris, les informations relayées par les médias et les autorités turcs sont de la propagande. "La Turquie agite souvent le chiffon rouge de la menace kurde, mais Erdogan a perdu sa crédibilité car al-Assad n’a pas abandonné les zones kurdes en Syrie", explique-t-il à FRANCE 24. Selon lui, le régime de Damas ne veut pas provoquer les Kurdes en déployant son armée dans leur zone car il ne veut pas ouvrir un nouveau front dans le pays.
"Les Kurdes de Syrie sont une composante de la population syrienne et partie prenante de la révolution, les arguments turcs sont absurdes car les Kurdes ne veulent pas d’un état indépendant, ils veulent uniquement que leurs droits soient reconnus à l’instar de toutes les autres communautés en Syrie", conclut-il.