, envoyée spéciale à Tripoli – Alors que la Libye se prépare à des élections historiques, l’État de droit peine toujours à s’instaurer. Dans le camp de Janzour, à l’ouest de Tripoli, des réfugiés libyens vivent dans la crainte des milices révolutionnaires. Reportage.
Village avec vue sur la Méditerranée. Maisonnettes blanches avec lodgia. Intérieur tout confort et cuisines équipées. Jardin d’enfants sur plage de sable fin. Pour une villégiature d’été, l’annonce pourrait faire rêver. Pourtant, Amel est lassée de cette vue à couper le souffle : "J’en ai marre de voir la mer", tranche-t-elle. "Avant on vivait comme des rats, mais je veux rentrer cher moi."
Cela fait près d’un an et demi qu’Amel, son mari Oussama Brahim et leurs trois enfants sont hébergés avec plus de cent autres familles à Janzour. Cet ancien village touristique, à l’ouest de Tripoli, a été réquisitionné en mars 2011 par le Croissant rouge pour héberger les réfugiés fuyant les représailles des milices révolutionnaires. Lorsqu’a éclaté, en février dernier, la révolution qui a conduit à la chute de Mouammar Kadhafi, des dizaines de milliers de personnes, accusées de proximité avec l'ancien régime, ont été poussées sur les routes de l’exil.
Accusés de soutenir Kadhafi
"Il y avait trop d’armes, trop de violences. Alors j’ai eu peur pour mes enfants et nous sommes partis", explique posément Oussama Brahim, dans l’un des rares carrés d’ombre que l’on peut trouver lors des après-midi d’été à Tripoli. Accusé de soutenir le régime de Mouammar Kadhafi, Oussama a dû laisser maison, argent et travail pour une errance qui semble aujourd’hui sans fin. La mort du Guide de la révolution, en octobre 2011, et la lente reconstruction du pays - qui se prépare pour ses premières élections depuis 47 ans - n’ont pas apaisé les tensions.
"Lorsqu’on a essayé de retourner chez nous à Misrata, les "thuwwars" (révolutionnaires) ne nous ont pas laissés revenir. Ils nous menacent, nous frappent et nous traitent de vendus parce qu’on est partis au lieu de prendre les armes. Maintenant, notre maison est occupée par d’autres", continue Oussama Brahim, qui se défend sans cesse de tout lien avec l’ancien régime.
Le Conseil national de transition (CNT) peine à établir un État de droit et à combattre les violations de droits humains - comme l’impunité pour homicides illégaux ou les déplacements forcés - qui mettent en péril les premières élections nationales du pays, depuis la chute de Kadhafi. "La ‘Révolution du 17 février' est née de la volonté d’en finir avec la répression et l’injustice. Si rien n’est fait pour stopper les violences et l’anarchie, le danger est bien réel que la Libye se mette à reproduire et consolider les différentes formes de violations de droits humains qui ont prévalu pendant quarante ans", avertit Hassiba Hadj Sahraoui, directrice adjointe du programme Afrique du Nord d’Amnesty International, dans un rapport publié en juillet.
"Si au moins je savais que mon mari est mort"
Les thuwwars sont allés traquer les Misratais en fuite jusqu’au camp de Janzour, placé depuis quelques mois sous la protection de gardes privés qui, pour assurer un semblant de sécurité, font le tour des allées, kalachnikov à la main.
Drappée de son voile et de sa douleur, Nejla raconte sa vie brisée dans les soupirs et les larmes. Son mari, originaire de Syrte, fief natal de Kadhafi, a disparu sans laisser de traces en octobre dernier. "On m'a dit que mon mari était parti en Tunisie. Mais il n’est jamais revenu." Si elle admet que son époux, lointain cousin issu de la tribu de Kadhafi, a "travaillé pendant l'ère Kadhafi, comme tout le monde", elle souligne a maintes reprises qu’il a toujours refusé de coopérer avec le régime au moment du soulèvement populaire.
"Malgré nos liens avec le clan Kadhafi, on est une famille pauvre. On n’a jamais profité des richesses, on n’a jamais eu de privilèges, jamais de vie de château. Et maintenant je n’ai plus rien. Si au moins je savais que mon mari est mort, je pourrais faire mon deuil. Mais même cette certitude, je ne l’ai pas", murmure-t-elle dans un sanglot.
La revanche de la démocratie ?
Abdel Mouncif Abdel Mouncif, un voisin égyptien, a échappé au pire. Pourtant, il se souvient de sa peur quand les troupes de Mouammar Kadhafi ont attaqué Misrata en mars 2011. Les raids et bombardements étaient alors quotidiens. L’hôpital de Misrata a été touché alors que sa femme Mahala y séjournait en soin. Ils ont dû fuir quand les thuwwars, aidés de l’Otan, ont repoussé l’armée libyenne.
Sa femme, Noire originaire de Tawargha, ville de 30 000 habitants située à une vingtaine de km de Misrata, et ses enfants ont alors fait les frais de haines raciales et de tensions entre les deux villes ennemies : les Misratais accusent les Tawargis d’avoir soutenu le régime de Kadhafi, tandis que les Tawargis se disent victimes d’attaques vengeresses.
"A la tombée de la nuit, les thuwwars faisaient exploser des bombes à côté de notre maison et lorsqu’on sortait de chez nous le matin, nos murs étaient taggués d’insultes. Avec mes enfants, on se faisait traiter d’esclaves juste parce qu’on est noir", raconte Mahala avant d’admettre du bout des lèvres : "Au moins, du temps de Kadhafi, on était en sécurité."
Mais elle se rattrape aussitôt, louant la Révolution qui a "sorti le pays de la dictature". Le visage enjoué, sous le voile argenté qui brille sur sa peau d’ébène, elle sort alors fièrement sa carte électorale. Samedi, elle ira voter pour la première fois, non seulement pour prouver qu’elle n’est pas une esclave, mais qu’une démocratie et un État de droit sont aujourd’hui possibles en Libye.