Dimanche soir, alors que les bureaux de vote venaient de fermer, le conseil militaire retire nombre de prérogatives au président nouvellement élu. Les candidats à la présidentielle, Mohamed Morsi et Ahmed Chafik, n’ont pas encore été départagés.
"L'armée remet le pouvoir à l’armée". Devant l’imbroglio institutionnel qui se noue et se dénoue depuis jeudi dernier, le quotidien égyptien al-Masry al-Youm préfère recourir à l’humour à la une de son journal, lundi matin. Les Égyptiens tentent encore de comprendre qui régit le pays, depuis que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) et la Cour suprême constitutionnelle ont fait voler en éclat le fragile processus démocratique.
Après la dissolution du Parlement par décision de la Haute cour constitutionnelle, jeudi dernier, et après la permission accordée à la police militaire et aux officiers de l'armée d'arrêter des civils, le CSFA a redistribué unilatéralement les cartes du pouvoir dimanche soir dans une "Déclaration constitutionnelle amendée", que les Frères musulmans, les libéraux et le camp révolutionnaire interprètent comme un coup d’État. Le conseil militaire a, de fait, déshabillé le président élu de ses compétences de chef de l’État au profit de l’exécutif militaire. En résumé, le CSFA s’arroge les prérogatives
itdu législateur en attendant l’élection d’un nouveau Parlement - or ce scrutin n’aura lieu qu’après la rédaction d’une nouvelle Constitution et son vote par référendum. Tout juste le président a-t-il le droit de nommer un vice-président, des ministres, de proposer un budget et de disposer d’un droit de veto sur la rédaction de la Constitution. La commission de rédaction de la Constitution sera réunie par le CSFA. Dans cette logique, l’armée est un organe indépendant du pouvoir exécutif et le président ne peut déclarer la guerre sans avis du CSFA. L’opposant Mohamed El Baradei résume ainsi la situation sur Twitter : “Le CSFA détient le pouvoir législatif et retire au président tout pouvoir sur l’armée. C’est un recul grave pour la démocratie et la révolution."
Quand, lundi après-midi, le CSFA assure qu’il ne s’accroche pas au pouvoir et qu’il passera le 30 juin, comme prévu, les rênes de l’État au président sorti des urnes, lors d’une grande cérémonie au vu et au su du monde entier, "les Egyptiens sont au bord du fou-rire", rapporte Sonia Dridi, correspondante de France 24 au Caire.
Le flou institutionnel est total lorsque le conseiller juridique du CSFA, Sameh Achour, assure lundi après-midi que le mandat du président nouvellement élu sera forcément très court. "Qu’il le veuille ou non, il ne pourra pas rester à son poste après la mise en œuvre de la nouvelle Constitution", déclare-t-il sur Al Jazeera.
Le duel Morsi-Chafik plus serré que prévu
Le nom du nouveau président issu du scrutin organisé samedi et dimanche, fait justement débat. Les Frères musulmans assurent que leur candidat, Mohamed Morsi, arrive en tête avec 52 % des voix, ce que confirme le journal Al-Masry-al-Youm. Ces chiffres sont contestés par son adversaire, Ahmed Chafik, dernier Premier ministre sous Moubarak et réputé proche des militaires, qui revendique également 52 % des voix. Les résultats officiels seront annoncés jeudi.
La décision précipitée du CSFA, dimanche soir, de réduire les prérogatives présidentielles, aurait-elle été prise opportunément au moment où se profilait la victoire des Frères musulmans à la présidentielle ? La journaliste américaine Reem Abdellatif résume la situation sur Twitter : "Le CSFA aurait voulu que Chafik puisse asseoir les intérêts de l’armée. Sinon, les militaires feraient en sorte que le prochain président n’ait aucun pouvoir."
Les rebondissements de ces derniers jours propulsent en plein jour la guerre de pouvoir que se livrent les militaires et les Frères musulmans. "Ces deux forces majeures du pays ont noué une alliance implicite après la révolution – les Frères musulmans se sont abstenu d’appeler à manifester contre le CSFA, les élections législatives ont été organisées assez rapidement par le CSFA, ce qui favorisait les islamistes -, mais leurs intérêts ont vite divergé", analyse Sonia Dridi. "Depuis les élections législatives, les Frères musulmans dominent le Parlement et menacent la main-mise des militaires sur le pays."
Les Frères musulmans en plein discrédit
Cependant, en quelques mois, la confiance que les Égyptiens accordent aux Frères musulmans s’est érodée. Les travaux des députés, retransmis en direct à la télévision et très suivis par la population, ont laissé beaucoup d’électeurs amers : "J’ai rencontré des Égyptiens de milieux très divers, des femmes voilées, des personnes des quartiers difficiles, qui pour beaucoup soutenaient les Frères musulmans : ils sont tous déçus par les manœuvres politiciennes des islamistes qui siègent au Parlement. Ils ont l’impression qu’aucune promesse n’a été tenue".
De cette déception, l’armée tire son épingle du jeu. L’invalidation des élections législatives – un coup dur pour les Frères musulmans – n’a pas rencontré une grande opposition. La décision peut arranger les libéraux et les révolutionnaires qui ont une nouvelle chance de remporter des sièges. Et l’arbitrage entre Mohamed Morsi et Ahmed Chafik, au second tour de l’élection présidentielle, n’a pas été aussi favorable aux Frères musulmans que prévu. Certes, Morsi reste le grand favori à Alexandrie, bastion des islamistes, mais il est donné largement perdant dans l’agglomération du Caire. Le camp d’Ahmed Chafik, lundi soir, pense même avoir remporté l’élection présidentielle. "Nous assurons à nos électeurs que M. Chafiq est pour le moment en tête dans le scrutin", déclare son équipe de campagne, qui accuse les Frères musulmans d’avoir orchestré une fausse annonce de victoire "pour pouvoir crier à la fraude une fois annoncé officiellement le résultat de la présidentielle". Le feuilleton proposé par les Frères musulmans et l’armée n’en est pas à son dernier épisode. De quoi alimenter la colère et le sarcasme des Égyptiens.