
Le second tour de la présidentielle égyptienne, les 16 et 17 juin, opposera le candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsi, à un cacique du régime de Moubarak, Ahmed Chafik. Aucun des deux ne satisfait les attentes des révolutionnaires laïcs.
Au second tour de l'élection présidentielle, les 16 et 17 juin, les Égyptiens auront le choix entre la "roue de secours" des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et le dernier Premier ministre de l’ère Moubarak, favori de l’armée et de la minorité copte, Ahmed Chafik. En effet, à l’issue du scrutin des 23 et 24 mai, les deux candidats sont éligibles pour le second tour, a annoncé lundi 28 mai la commission électorale égyptienne, qui a rejeté les recours pour fraude déposés par trois candidats. "C’est un scénario catastrophe pour les révolutionnaires, qui doivent choisir entre un islamiste et un proche de l’ancien régime", résume Sonia Dridi, la correspondante de FRANCE 24 au Caire.
Mohamed Morsi, arrivé en tête du scrutin avec plus de 5,7 millions de votes (soit 24,7 % des voix) devant Ahmed Chafik (5,5 millions de votes, soit 23,6 % des voix), est un candidat de second choix pour les Frères musulmans. Le parti de la Liberté et de la Justice (PLD), organe politique de la confrérie islamiste, avait d’abord présenté Khairat al-Chater, homme fort des Frères musulmans. Mais cinq semaines avant la tenue du scrutin, Khairat al-Chater a été éliminé par la commission électorale et Mohamed Morsi l’a donc remplacé au pied levé.
Avec le soutien de la machinerie bien huilée des Frères musulmans, Mohamed Morsi a forgé le discours présidentiel de la confrérie, vantant la compatibilité entre l’islam radical et la démocratie. Il lorgne à présent vers les 4,6 millions d’électeurs qui ont donné leur voix à Abdel Moneim Aboul Fotouh, islamiste modéré et un temps favori du scrutin – il avait été choisi par la télévision égyptienne pour débattre face à Amr Moussa, ancien dirigeant de la Ligue arabe, qui arrive finalement en cinquième position avec 2,59 millions de voix (11 %). Alors que son recours pour fraude a été recalé par la commission électorale, Aboul Fotouh n’a pas fait mystère de son choix : "La chose la plus importante, c’est que les Égyptiens n’élisent pas un feloul [cacique du régime de Moubarak ndlr]", faisant ainsi une allusion directe à Ahmed Chafik.
Un président islamiste, un Premier ministre copte ?
Durant les deux semaines qui le sépare du second tour, Mohamed Morsi se fixe pour objectif de séduire l’électorat libéral et laïc. Il doit rencontrer dès le 28 au soir des groupes révolutionnaires au siège du parti PLD, a fait savoir son chef de campagne, Yasser Ali, dans le quotidien égyptien "Al-Masry". "Nous avons tenu des discussions avec plusieurs partis politiques au cours des deux derniers jours, et Mohamed Morsi a déjà répondu à certaines attentes", assure Yasser Ali. Au nombre de ces exigences : la formation d’un gouvernement de coalition et la rédaction d’une Constitution qui recueille le consensus de toute la société. Un ancien guide des Frères musulmans, Mehdi Akef, s’est même déclaré favorable à ce que le futur Premier ministre soit choisi en dehors de la confrérie. Le poste pourrait être ouvert à un copte ou à une femme, a-t-il déclaré à l’agence de presse officielle Mena.
La victoire de Mohamed Morsi n’est pas acquise pour autant. Si les révolutionnaires laïcs s’opposent avec virulence au retour de l’ancien Premier ministre Ahmed Chafik au pouvoir, le report de leurs voix vers le candidat des Frères musulmans fait débat et l’abstention, déjà forte au premier tour (46%), pourrait s’accentuer au second. Le porte-voix de la gauche nationaliste se revendiquant de l’héritage de Nasser, Hamdeen Sabbahi, arrivé troisième à l’issue du premier tour, refuse pour sa part d’émettre une consigne de vote. Dans les rues d’Alexandrie, sur la place Tahrir au Caire et dans les commentaires sur Twitter, les révolutionnaires renvoient les deux candidats dos à dos.
"Two you can't trust: the soldiers and the Brotherhood" chant Sabbahi supporters in Tahrir
— Liam Stack (@liamstack) Mai 28, 2012No #Mursi No #Shafiq #EgPresElex
— Mona Eltahawy (@monaeltahawy) Mai 28, 2012Small group of #Alex youth r on fire after news of Shafik n morsi, marchers r hysterically yelling @ ppl in streets "what about the martyrs"
— Reem Abdellatif ريم (@Reem_Abdellatif) Mai 28, 2012#Tahrir now twitter.com/AhmadAiyad/sta…
— Ahmad Aiyad (@AhmadAiyad) Mai 28, 2012"Devant ce deuxième tour improbable, la place Tahrir va certainement s’enflammer", prédit sur l'antenne de FRANCE 24 Eugène Rogan, directeur du Centre du Moyen-Orient à l’université d’Oxford. "Beaucoup sont déçus par la politique menée par les Frères musulmans au Parlement, où ils sont majoritaires", explique-t-il. Selon le blogueur Alaa Bayoumi, le PLD a perdu 4,7 millions d’électeurs depuis le premier tour des législatives en novembre 2011.
Dans l'ombre de l’ancien régime
Face à Mohamed Morsi, Ahmed Chafik a l’avantage d’être soutenu par l’armée ainsi que par la minorité copte. Il pourrait se rallier quelques voix progressistes qui s’alarment de voir les islamistes concentrer les pouvoirs au Parlement et à la tête de l’exécutif. Cet ancien chef d’état-major de l’Armée de l’air, proche de Hosni Moubarak, fait campagne sur le retour à l’ordre, à la sécurité et à la prospérité économique. "De quoi séduire les électeurs d’Amr Moussa", estime Eugène Rogan. Mais pour l'instant, l’ancien dirigeant de la Ligue arabe refuse de se prononcer : "Un retour à l’ancien régime est inacceptable, tout comme est inacceptable l’instrumentalisation de la religion en politique”, a-t-il déclaré.
Poursuivi par son passé à la tête du dernier gouvernement de l’ère Moubarak, Ahmed Chafik s’évertue à démontrer qu’il n’est pas l’héritier du régime militaire. "Votre révolution a été détournée et confisquée. Je m’engage à la restaurer", a-t-il déclaré lundi 28 mai. Il se dit même ouvert à l’idée de nommer un vice-président islamiste. Selon Hicham Mourad, rédacteur en chef à "Al-Ahram Hebdo", "il n’y a pas de retour en arrière possible vers l’ancien régime : même s’il le voulait, Ahmed Chafik ne pourra pas lancer les militaires contre les révolutionnaires".
Un scénario auquel ne croit précisément pas l’écrivaine égyptienne Myra Mahdi-Daridan, qui déclare sur l'antenne de FRANCE 24 : "Les révolutionnaires, les familles des martyrs, ne vont pas supporter de voir Ahmed Chafik à la tête de l’État. Cela peut donner lieu à un bain de sang, une situation de guerre civile à la syrienne".
Ultime rebondissement d’une élection présidentielle à feuilletons, il n’est pas exclu que la présence d’Ahmed Chafik au second tour soit infirmée par la justice égyptienne. Celle-ci doit se prononcer sur la loi dite d'"isolement politique", déjà adoptée par le Parlement et ratifiée par le maréchal Tantaoui, interdisant aux piliers de l'ère Moubarak de se présenter aux élections durant une période de 10 ans. Cette décision, qui sera rendue le 11 juin, pourrait avoir des conséquences immédiates sur le scrutin prévu les 16 et 17 juin.