, envoyée spéciale à Moscou – À la veille de l'élection présidentielle, le blogueur Roman Dobrokhotov livre son regard sur "ce vote sans suspense". Pour ce pourfendeur du régime, le vrai combat débutera lundi avec un rassemblement de l'opposition dans les rues de Moscou.
Il avait fixé le rendez-vous vendredi soir à The Chinese Pilot Jao Da, un bar bohème situé dans le quartier de Kitaï Gorod, dans le centre de Moscou. La salle en sous-sol et la lumière feutrée confèrent au lieu une atmosphère clandestine, idéale pour interviewer Roman Dobrokhotov, leader du mouvement d'opposition Mi ("Nous").
Mais c'est un homme en costume-cravate, rasé de près, qui vient s'installer à notre table. Une fois assis, il sort son ordinateur, ses deux téléphones portables, et sa pipe - accessoire indispensable au personnage. À 28 ans, le blogueur, journaliste pour le site d'informations slon.ru, veut être pris au sérieux.
"Je me considère davantage activiste que journaliste, commente-t-il. Car quand je manifeste et que la police m'arrête, je ne me vois pas sortir ma carte de presse. De toute façon, aujourd'hui les gens me voient comme un militant. Et avec ce profil, difficile de trouver un autre emploi."
Car Roman Dobrokhotov est bien connu des services de police pour avoir été arrêté à maintes reprises lors de manifestations. Son fait d'arme le plus notable remonte à 2008 au Kremlin, lorsqu'il interrompt un discours du président Dmitri Medvedev au sujet d'une réforme constitutionnelle visant à rallonger le mandat présidentiel de quatre à six ans. Le jeune opposant s'est alors brusquement levé pour interpeller l'auditoire, composé principalement d'universitaires : "Pourquoi l'écoutez-vous ?", a-t-il lancé avant d'être rapidement arrêté et placé en garde à vue. "Ce que je retiens de cette histoire, c'est que le lendemain, je recevais plusieurs centaines de mails de soutien. Pas un seul message était négatif. Pour moi, c'était le signe que je devais continuer mon action."
"On n'est pas des manifestants, on est vos patrons, et on vous vire !"
Déterminé, Dobrokhotov veut aller jusqu'au bout de son combat pour changer la Russie, "car l'histoire a prouvé que la liberté n'est jamais offerte mais qu'elle se gagne". Pour y parvenir, précise le jeune militant, il faut que les Russes prennent conscience de leur devoir de critiquer le gouvernement. "Cela peut vous paraître banal de dire ça en Europe ou aux États-Unis, mais c'est loin d'être le cas ici. Il faut donc changer les mentalités", explique notre interlocuteur. Et pour éveiller les consciences, son mouvement a choisi comme slogan contre le gouvernement : "On n'est pas des manifestants, on est vos patrons, et on ne proteste pas contre vous, on vous vire !"
Afin de sensibiliser un maximum de personnes, il s'appuie sur sa principale arme : Internet. Un terrain non négligeable puisque la Russie est, depuis novembre 2011, le pays qui compte le plus grand nombre d'internautes en Europe, soit 50,8 millions de personnes. "C'est aussi l'endroit où il y a le moins de censure", ajoute Dobrokhotov, qui se sait toutefois surveillé. "Il m'est déjà arrivé que les destinataires de mes mails reçoivent des messages vides", dit-il à titre d'exemple. Mais l'activiste continue de diffuser des informations sur son blog, logé sur la très populaire plateforme Livejournal.com, et d'utiliser les réseaux sociaux pour organiser des rassemblements en partenariat avec d'autres membres de l'opposition. "J'aime l'idée de me dire que je suis plus populaire que Medvedev dans la blogosphère", se plaît-il à répéter auprès des médias.
Mais pour que ces rassemblements mobilisent un grand nombre de personnes, Dobrokhotov mise avant tout sur une théorie : faire de la manifestation un effet de mode. "Car les gens suivent les tendances", assène-t-il. Selon lui, 70 % des Russes pensent que le gouvernement n'incarne pas leurs idées et ne défend pas leurs intérêts. "C'est ce qui les motive à manifester aujourd'hui", note-t-il. Ce qui n'était pas le cas il y a encore quelques années. Initialement baptisé "La Russie sans Poutine", son mouvement, créé en 2006, deux ans après la révolution orange en Ukraine dont il s'inspire, avait été soutenu à l'époque par des milliers de personnes dans les rues avant de s'essoufler au fil des semaines.
"Les candidats de l'opposition, des marionnettes"
Aujourd'hui, il est persuadé que "les Russes sont prêts à faire la révolution orange [couleur adoptée par son mouvement, NDLR], car personne n'attend plus rien de ces élections sans suspense". Pour avoir été observateur dans des bureaux de vote, il a eu l'occasion de constater ce qu'il appelle "des joueurs de baskets", qui remplissent les urnes avec des faux bulletins. "Pas un Russe ne vous dira que ce scrutin n'est pas truqué", affirme-t-il.
"Dimanche, nous filmerons quelques scènes pour prouver une fois de plus que nos voix ont été bafouées", poursuit le jeune militant. Il entend malgré tout voter, mais en écrivant sur le bulletin de vote des noms de candidats fictifs. "Le gouvernement nous donne l'illusion de choisir en nous proposant des noms de candidats de l'opposition qui ne sont que des pantins, commente-il. Nous voterons donc pour des marionnettes. Mais certainement pas celles de Poutine !"
Mais pour Dobrokhotov, les choses sérieuses commenceront lundi 5 mars, au lendemain du scrutin. Une manifestation, dont il espère qu'elle réunira quelques 100 000 personnes, est déjà prévue dans le centre-ville de Moscou. Il prévoit que le mouvement prendra encore plus d'ampleur en mai, "car le temps permettra aux gens de rester dans les rues jour et nuit". Et d'espérer : "Mais la révolution pourrait aussi commencer dès lundi soir".