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Si la fin du régime de Mouammar Kadhafi a conforté l’élan démocratique qui a soufflé sur la Libye l’année dernière, le pays, confronté à la prolifération d’armes et à l’absence d’une autorité centrale, peine à trouver la voie de la stabilité.
Une année après le début des manifestations qui ont abouti à la chute du régime de Mouammar Kadhafi, la transition démocratique libyenne connaît des heures difficiles. Le Conseil national de transition (CNT), chargé de l’exécutif du pays jusqu’à la tenue d’élections législatives en juin 2012, peine à instaurer une paix durable dans le pays. Pis, en trois jours à peine, le nouveau gouvernement dirigé par le Premier ministre Rahim Al-Kib, a subi, au mois de janvier, trois revers considérables.
Le samedi 21 janvier 2012, le siège du CNT à Benghazi est saccagé par des manifestants furieux de la lenteur de la transition démocratique. Un incident qui entraîne le lendemain la démission de son vice-président Abdel Hafiz Ghoga, déjà victime d’une agression la veille. Le lundi suivant, nouvelle déconvenue : la ville de Bani Walid - qui était tombée aux mains de la rébellion quelques jours seulement avant la mort de l'ex-Guide libyen - passe à nouveau sous le contrôle de partisans pro-Kadhafi.
Trois déboires militaro-diplomatiques qui mettent en lumière l’impuissance du CNT à mener le pays dans la voie de la stabilité, estime Patrick Haimzadeh*, ancien diplomate de France à Tripoli de 2001 à 2004.
L’échec d’une réconciliation nationale
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"Le CNT est principalement reconnu par la communauté internationale et non par le peuple libyen", analyse le diplomate. "De plus, c’est une institution sans bras armée, sans police, sans réelle administration. De fait, leur autorité est considérablement réduite et leur pouvoir assez limité. Beaucoup de Libyens n’ont pas prêté allégeance à cette instance opaque, basée sur le clientélisme et qui n’a pas fait grand-chose pour la cause libyenne", continue Patrick Haimzadeh.
Même si le CNT semble prendre au sérieux les récentes révoltes populaires - son président Moustapha Abdeljalil a appelé le peuple à lui laisser le temps de "conduire les réformes" -, il n’en reste pas moins incapable de mettre en place une réconciliation nationale dans un pays profondément divisé entre de nombreux clans tribaux (les Warfalla, les Zintan, les Misrati, etc.). Pis, les autorités semblent impuissantes à dissoudre ces milices armées qui font la loi depuis la chute de Mouammar Kadhafi.
"L’un des principaux problèmes de la Libye reste la présence de ces miliciens qui se sont autonomisés dans différentes régions. Par exemple, certains se sont installés dans d’anciens bâtiments officiels, tiennent des barrages, dressent des check-points, régissent des prisons, torturent les anciens apparatchiks du régime… Ils ont leurs propres règles", explique Patrick Haimzadeh tout en précisant que ces combattants ne déposeront les armes qu’en échange d’une place de choix dans le nouveau régime:
"Tant qu'un équilibre entre tribus et pouvoir central n'aura pas été trouvé, les miliciens menaceront la paix sociale et l’unité du pays."
Des dizaines de milliers d’armes en circulation
Alors que le pays devrait entamer sa phase de reconstruction, La Libye flirte donc plutôt avec le spectre d’une nouvelle guerre civile. Une crainte alimentée par la prolifération de dizaines de milliers d’armes lourdes (missiles sol-air, lance-roquettes, etc.), héritage de huit mois de conflit, qui menace de surcroît tous les pays de l’Afrique du Nord.
"Depuis le mois d’octobre, je constate qu'il y a toujours plus de morts, toujours plus d’affrontements. La Libye se retrouve dans une phase de règlements de compte et d’épuration", déplore Patrick Haimzadeh. Avant d’asséner : "Tous les ingrédients sont réunis pour que la situation actuelle perdure, le sang appelle le sang, la violence appelle la violence."
L'ONU s'inquiète elle aussi des graves problèmes de sécurité que connaît la Libye. "L’ancien régime a été renversé mais la dure réalité est que le peuple continue de vivre avec l’héritage d’institutions étatiques faibles voire absentes. L’absence d’organisations de la société civile rend la transition du pays difficile", déclarait le 25 janvier Ian Martin, le chef de la mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul).
Des élections compromises ?
Plus optimiste, Barak Barfi, chercheur à la New America Fondation, à Washington DC, considère qu’en dépit de toutes ces difficultés, l’émergence d’un nouvel État libyen n’est pas une chimère. "Beaucoup de personnes ce concentrent sur les aspects négatifs mais l'État libyen n'avait pas vingt ans lorsque Mouammar Kadhafi a pris le pouvoir. Quarante-deux ans ont passé. La Libye n’a jamais eu d’expérience démocratique. Aujourd’hui, les Libyens commencent juste à bâtir des partis politiques, c’est un progrès", souligne-t-il.
Reste que dans ce contexte politique extrêmement fragile, où "l’intérêt local prime sur l’intérêt général", la tenue d’élections législatives en bonne et due forme au mois de juin 2012 s’apparente à une véritable gageure. La Libye n’ayant de surcroît aucune culture politique.
"Je pense que ces élections seront repoussées", pronostique Patrick Haimzadeh. "Soyons honnêtes, est-ce que les membres du CNT ont vraiment intérêt à organiser des élections ? Ils ont de l’argent [provenant des activités pétrolières du pays, ndlr], ils ont l’appui de la communauté internationale, et ils ont, malgré tout, les rênes du pays entre les mains", développe le spécialiste. Avant de conclure avec une pointe de cynisme : "C’est une situation agréable que peu voudraient laisser filer…"
*Au cœur de la Libye de Kadhafi, édition Lattès, 2011