Entre ces deux entreprises qui fabriquent du rhum, c'est Pirates des Caraïbes, version business. La société Pernod-Ricard a acquis les droits sur la marque de rhum Havana Club en 1993 mais depuis cette date, l'entreprise Bacardi ne cesse de les lui contester. Le journal de l’Intelligence Economique d’Ali Laïdi a enquêté sur cette guerre du rhum.
La Havane. Son soleil. Ses voitures américaines, son architecture…Et son rhum légendaire. Mais derrière la carte postale, c’est la guerre économique. Elle oppose le groupe français Pernod Ricard à l’entreprise des Bermudes Bacardi. Cette dernière, qui appartient à une vieille famille cubaine réfugiée aux Etats-Unis, conteste les droits de Pernod sur la marque de rhum Havana Club produit sur l’île. Nous avons contacté la société mais elle n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
La guerre entre Pernod et Bacardi commence il y a vingt ans. En 1993, les Français de Pernod-Ricard créent avec les Cubains la co-entreprise Havana Club International. En raison de l’embargo américain sur tous les produits d’origine cubaine, le rhum Havana Club n’est pas commercialisé aux Etats-Unis. Mais le pays reconnaît tout de même à Pernod le droit de propriété sur la marque. Les juristes du groupe français se sont, à l’époque, eux-mêmes assurés qu’ils avaient bien le droit d’enregistrer aux Etats-Unis la marque. « Nous avons fait 2 exercices, explique Olivia Lagache, juriste pour le groupe Pernod, le premier c'était de vérifier que toutes les marques étaient valablement enregistrées dans 80 pays dont les Etats-Unis depuis plus de 30 ans et le deuxième exercice était de vérifier que personne ne revendiquait la propriété de ces marques. »
En 1996, les autorités américaines renouvellent l’enregistrement de la marque. Mais cette même année, c’est la surprise. Pernod-Ricard découvre que Bacardi a lancé son propre rhum sous la marque…Havana Club.
En 1998, nouvelle surprise. Bacardi active ses puissants réseaux et parvient à faire voter la loi 211 par le Congrès américain. Cette loi interdit désormais l’enregistrement de la marque Havana Club sur le territoire américain. L’effet est immédiat. La loi retire les droits de Pernod Ricard sur la marque Havana Club aux Etats-Unis, tandis que Bacardi continue d’y commercialiser son rhum Havana Club. C’est pour cette raison que la loi 211 est aussi surnommée la « loi Bacardi ». « Alors que nous étions propriétaire de la marque depuis plus de vingt ans, tout à coup, la loi change aux Etats-Unis, s’étonne Olivia Lagache. Elle ne s'applique qu'à nous et on nous demande une autorisation pour rester propriétaire de la marque Havana Club aux Etats-Unis. »
Et pourtant, Bacardi n’a rien commis d’illégal, comme l’explique Maître Emmanuel Baud, avocat à la cour, spécialisé en propriété intellectuelle. « Bacardi a simplement apparemment fait une pression intense en utilisant ses services de lobbying aux Etats-Unis afin d’obtenir effectivement un amendement, une loi datant de 1963 sur l’embargo. C’est le fameux Appropriation Act de 1998 et qui effectivement ne s’applique apparemment qu’à la société Pernod-Ricard et concerne exclusivement le litige sur la marque Havana Club. »
Pernod décide de saisir la justice américaine. Son argument majeur: la non rétroactivité de la loi, soit le fait qu’une nouvelle loi ne saurait modifier une situation antérieure à sa promulgation. Si ce principe juridique est inscrit dans les réglementations supranationales, il ne s’applique strictement qu’en matière pénale (sauf cas de loi plus douce). Au niveau commercial, les nouvelles lois peuvent donc être rétroactives. Toutefois, pour Maître Emmanuel Baud « une balance doit être faite entre l’intérêt privé et l’intérêt général. C’est surtout pour privilégier le progrès social qu’on prévoit une loi rétroactive. Là on en est effectivement un peu loin et sauf pour servir les intérêts de Bacardi il n’y a pas de véritable justification semble-t-il, à cette rétroactivité. »
En mars 2011, la Cour d’appel de Washington n’a pas retenu l’argument de la rétroactivité et donné tort au groupe français. Pour la Cour, la loi 211 n’a pour effet que de mettre un terme à une exception qui permettait d’enregistrer une marque d’origine cubaine aux Etats-Unis malgré l’embargo et dont a profité la marque Havana Club jusqu’en 1998. Seul un juge sur les trois s’est rangé du côté de Pernod.
Mais le groupe ne s’avoue pas vaincu. En 2002, la Commission européenne a déjà fait condamner la loi 211 et donc les Etats-Unis devant l’OMC. L’Organisation a estimé que la loi violait les accords TRIPS, des traités internationaux relatifs à la propriété intellectuelle. Mais les Etats-Unis refusent toujours de se conformer à cette décision. Pernod envisage donc de porter l’affaire devant la Cour Suprême des Etats-Unis.
La guerre du rhum semble donc loin d’être finie. Et l’enjeu est de taille : les Etats-Unis représentent l’un des premiers marchés mondiaux de la consommation de rhum.