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L’armée perd son influence sur la vie politique turque

Après les démissions au sein de l’état-major turc, le Conseil militaire suprême, présidé pour la première fois par le Premier ministre, se réunit pour décider des nominations. Signe que l’armée a perdu sa main mise sur la vie politique turque.

En temps normal, quatorze généraux assistent à la réunion annuelle du Conseil militaire suprême turc (YAS) et décident des nominations au sein de l’armée. Ce lundi, trois jours après la vague de démissions au sein de l’état-major de l’armée, ils n’étaient plus que neuf. Autre fait inhabituel : le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, préside la réunion – qui doit durer quatre jours – en l’absence du chef d’état-major démissionnaire, le général Isik Kosaner.

Lors de la réunion précédente, en 2010, le gouvernement avait imposé ses candidats aux postes de commandement de l’armée, après des négociations extrêmement houleuses. Traditionnellement, l’armée décidait. Le gouvernement acceptait. Cette année, le gouvernement décidera de toutes les nominations et promotions militaires. "L’armée repasse enfin sous les ordres du gouvernement", estime le politologue spécialiste de la Turquie, Ali Kazancigil.

Vendredi, les tensions entre le gouvernement et l’armée ont atteint leur paroxysme. Le chef d'état-major ainsi que les commandants des armées de terre, de l’air et de mer ont démissionné. Selon les médias turcs, ils étaient en désaccord profond avec le gouvernement islamo-conservateur sur la question de la promotion de militaires de haut rang incarcérés pour des affaires de conspiration. En réalité, la nature profonde des désaccords est beaucoup plus politique. Gouvernement et armée mènent une guerre de pouvoir, que le régime est en passe de remporter.

Affaiblissement du rôle politique de l’armée

L’armée – qui se considère garante de la laïcité – a entamé un bras de fer avec le gouvernement dès l’accession au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, leader de l’AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur), en 2002. "Les militaires ont perdu la main, mais ils n’ont pas l’air d’en avoir conscience, estime Ali Kazancigil. Ils pensaient qu’en démissionnant, ils allaient provoquer des remous au sein de la société. Ils pensaient que les kémalistes [défenseurs de la politique laïque de Moustapha Kemal Atatürk, fondateur de la République turque] allaient attaquer les autorités. Mais rien ne s’est passé".

Selon Ali Kazancigil, l’armée s’est, ces dix dernières années, décrédibilisée aux yeux de la population. "Certains généraux ont usé de méthodes séditieuses pour faire capoter des tentatives de négociation avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, qui mène une rébellion dans le Kurdistan turc, au sud-est de la Turquie), explique le politologue. Ils ont également tenté des coups d’État en 2003, 2004 et 2005. Certains documents publiés dans les médias mettent en lumière des plans particulièrement violents pour renverser le gouvernement". Plusieurs centaines de militaires ont été incarcérés suite à ces affaires, dont plus de quarante généraux et plusieurs dizaine d’officiers.

Mouvement pro-démocratique au sein même de l’armée

Pendant une quarantaine d’années, l’armée était intouchable et incontournable dans la vie politique turque. Sous le prétexte de protéger la laïcité, les militaires ont mené trois coups d’État en 1960, 1971 et 1980. En 1997, ils ont œuvré pour la démission du Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, mentor de l’actuel chef du gouvernement, . En 2002, l’arrivée au pouvoir de Reccep Tayyip Erdogan change la donne en Turquie. Le Premier ministre issu de la mouvance islamiste, mal accueilli par l’armée, mène plusieurs réformes pour donner moins de poids institutionnel à l’armée.

En 2010, le gouvernement organise un référendum, visant à modifier plusieurs dispositions de la Constitution, notamment celle concernant la réduction du pouvoir des militaires. Plus de 70 % de la population vote en faveur de ces modifications constitutionnelles. "Le plus intéressant, c’est que, selon plusieurs sondages réalisés à la sortie des urnes, 57 % des militaires interrogés avaient voté en faveur de la réforme, note Ali Kazancigil. Ce qui signifie qu’une majorité d’entre eux se prononcent en faveur d’une armée professionnelle qui ne se mêle pas de la vie politique".

Ce chiffre illustre une tendance déjà présente depuis plusieurs années au sein de l’armée. En 2003, 2004 et 2005, les tentatives de coup d’État avaient été compromises par des dénonciations, provenant du corps même de l’armée. "Des documents originaux, détaillant les complots, avaient été donnés à des journalistes, sortis des murs de l’armée par des officiers pro-démocratiques", indique Ali Kazancigil.

Pour l’heure, la démission des quatre chefs d’état-major ne semble pas émouvoir outre mesure en Turquie. "Il n’y a eu aucun éditorial indigné, aucun mouvement de foule, poursuit le politologue. Finalement, il s’agit là de la dernière étape de normalisation de la vie politique turque qui souffrait énormément des intervention incessantes de l’armée".