Cinq décisions rendues le 19 juillet par le Conseil d'État témoignent de la souplesse avec laquelle la juridiction interprète parfois la loi 1905 sur la séparation de l'Église et de l'État.
En juin 2007, la cour administrative d’appel de Nantes a bloqué une subvention de 380 000 euros affectée à l’aménagement d’un abattoir musulman au Mans (Sarthe) jugeant que ce crédit était constitutif d’une dépense relative à l’exercice d’un culte. Scandalisée, la ville du Mans avait saisi le Conseil d’État, arguant que la construction de ce lieu ne relevait non pas de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État mais bien d'impératifs d’ordre public et de salubrité.
Le 19 juillet dernier, le Conseil d’État a donné raison à la ville du Mans et cassé l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes. Dans quatre autres cas similaires débattus le même jour, la justice française a tranché en faveur des instances religieuses. Même si ces cinq décisions sont relativement passées inaperçues, certains, à l’instar de Jean-Michel Baylet, le président du Parti radical de gauche (PRG) et candidat à l'investiture socialiste pour la présidentielle de 2012, tire la sonnette d’alarme. "La loi de 1905 est souvent contournée. Et aujourd’hui, le Conseil d’État vient de la vider de son sens", tonne-t-il.
Le Front national (FN), de son côté, critique des décisions qui contournent "honteusement" la loi sous le prétexte fallacieux de "l’intérêt public local". Le parti d'extrême-droite vise particulièrement la création d’une salle polyvalente à caractère associatif mise à disposition d’une association franco-marocaine à Montpellier (Hérault).
Le Conseil d’État rarement saisi sur la laïcité
En dépit de ces dernières affaires judiciaires, le Conseil d’État est rarement saisi sur la question de la laïcité. Sur les 10 000 dossiers que doit examiner la haute juridiction chaque année, seule une dizaine concerne la question de laïcité. Une dizaine qui suffit toutefois à placer le Conseil d'État au cœur de débats enflammés.
Selon Odon Vallet, spécialiste de l’histoire des religions, ces décisions rendues en faveur des cultes ne sont pas surprenantes. "Le Conseil d’État a toujours eu une interprétation souple de la loi de 1905. Dès son application déjà, il avait pris parti contre les maires qui souhaitaient interdire aux églises de faire sonner leurs cloches." Pourtant, la majorité des Français sont plutôt favorables à une interprétation stricte de la loi. "Le Conseil d’État a poussé à l’extrême sa souplesse vis-à-vis de cette législation."
Un avis que ne partage pas Jean Bauberot, professeur à la Sorbonne, à Paris. "Cette loi est complexe et subtile, il est donc normal de n’être pas trop rigide. Chaque cas doit être traité indépendamment d’un autre", estime-t-il. Selon lui, cette loi est surtout mal interprétée. La plupart de ses détracteurs préférant se référer à l’article 2 ["La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte"], plutôt que de prendre davantage en compte l’article 1 ["La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes…"].
Dans tous les cas, le Conseil d’État essaie souvent de trouver un compromis. Ainsi, la ville de Trélazé (Maine-et-Loire) a pu acquérir un orgue pour son église communale, grâce aux fonds publics, à la condition que les non-membres de la communauté chrétienne puissent aussi en jouir. Même exigence en ce qui concerne l’abattoir du Mans. Les non-musulmans doivent pouvoir avoir accès aux locaux s’ils le souhaitent. "La loi de 1905 doit s’appliquer avec flexibilité et le Conseil d’État estime qu’elle n’a pas besoin d’être réécrite, indique Odon Vallet. C’est surtout un moyen d’éviter des conflits inhérents à sa révision. Surtout avant l'élection présidentielle de 2012…"
Légalité ou égalité ?
Si leurs avis sur les récentes décisions du Conseil d’État divergent, Odon Vallet et Jean Bauberot s’accordent à dire qu’elles permettent au moins de répondre à certaines questions, notamment à la place de l’islam dans la société française.
La France, à l’instar d’autres pays européens, tente de concilier ses vieilles traditions avec celles de ses différentes communautés musulmanes. Un chapitre, inexistant au moment du vote de la loi de 1905, qui a provoqué plusieurs débats enflammés ces dernières années autour du thème de la laïcité.
Aujourd'hui, les observateurs se demandent à quel point les décisions rendues par le Conseil d'État sont fondées sur la légalité ou plutôt sur... l’égalité.
"Les communautés musulmanes ont bénéficié de certaines largesses du Conseil d’État, parce que ce dernier s’était prononcé favorablement dans le cas des clochers des églises. L’égalité est une question de considération", explique Odon Vallet.
De son côté, Jean Bauberot, s’en est pris dans son blog à ceux qui se sont élevés contre le Conseil d’État qui avait validé l'octroi d'un bail emphytéotique à la fédération cultuelle des associations musulmanes de Montreuil (Seine-Saint-Denis) pour l'édification d'une mosquée. Selon le professeur, près de 450 églises catholiques ont bénéficié de ce type de bail dans le passé, notamment dans les années 1930, sans que cela ne donne lieu à contentieux.