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Quand les non-francophones s'entichent de Gainsbourg

À l'occasion de l'exposition que la Cité de la musique avait consacrée à Serge Gainsbourg en 2008, de nombreux artistes du monde entier s'étaient employés à montrer au public français leur fascination pour "l'homme à la tête de chou".

Article publié le 31 octobre 2008

"Je suis l’homme à tête de sushi". L’imperturbable Kenzo Saeki arbore pour l’interview un sushi en peluche démesuré sur la tête. Moitié riz, moitié mec ? Moitié sérieux, moitié pour rire. Telle est sa façon de vénérer Gainsbourg et de le détourner. En s’entichant de l’homme à la tête de chou, le chanteur de pop japonaise balance entre la fascination –qui l'entraîne à revisiter également l'inspirateur et ami de Gainsbourg, Boris Vian - et la farce.

Kenzo Saeki entend les premiers tubes de l’icône française à la mort de Gainsbarre. A partir de 1991, les DJs japonais samplent les chansons telles que "69, année érotique" ou "L'eau à la bouche". L’homme à la tête de sushi s’imprègne du susurrement, s’adjoint quelques riffs de pop japonaise, mais garde les mélodies intactes. Résultat : "Le Poinçonneur des Lilas" sonne extrême-oriental mais reste très reconnaissable. "J’en fais ma propre musique, c’est complètement japonais", affirme Kenzo Saeki.

A écouter Saeki, son attirance pour le monde déjanté et subtil du compositeur français serait un signe distinctif de finesse d’esprit et d’autodérision. "Il faut se faire expliquer Gainsbourg pour l’apprécier, parce que c’est tellement différent du reste", estime le Japonais. Ses amis ont bien tenté de lui montrer les double-sens et les aspérités du style gainsbourien. "Mais j’ai renoncé à traduire cela en japonais", admet-il.

Kenzo Saeki, Le Poinçonneur des Lilas, album "L'homme à la tête de sushi" (Sawasdee Productions )


France Gall japonaise

Jon The Dog était également invitée à la Cité de la Musique comme égérie de la gainsbourmania japonaise. Celle qui fait des reprises "animales et sensuelles" de Gainsbourg à l’harmonium affublée d’un costume de chien-loup, a été initiée par John Zorn, pape du jazz-rock déjanté new-yorkais.

Il lui a fait chanter "Les Sucettes" au milieu d'un disque de compilation enregistré en 1997, allant de "Requiem pour un con" à "Initials B.B". "J'ai été un peu la France Gall de Zorn, confie la jeune Japonaise, mais je partageais déjà avec Gainsbourg un goût pour le tabac et l'alcool." John Zorn, avec son jazz d’underground, est un des premiers Américains à en pincer pour l'auteur de Bonnie and Clyde. "Je pense que Zorn a été impressionné par l’évidence des mélodies chez Gainsbourg. Et bien sûr, le côté provoc’ et asocial a dû l’attirer aussi", suggère Alex Dutilh, rédacteur en chef du mensuel "Jazzman" et grand connaisseur de John Zorn.

Il faut ensuite attendre quelques années pour que des éminences du rock telles que Beck, Sonic Youth, Mick Harvey et Blond Redhead découvrent History of Melody Nelson, et pour que le feu prenne aux Etats-Unis. C’est ainsi que Gainsbourg réalise post-mortem son vœu : percer au-delà de l’Hexagone. "Longtemps, la critique musicale britannique et américaine élisait exclusivement de jeunes égéries, forcément 'sexy et trendy' ", explique Sylvie Simmons, journaliste musicale britannique installée en Californie et auteur d'une biographie "Pour une poignée de gitanes", parue à 2001. "Gainsbourg -en plus d’être Français et donc inintéressant musicalement- ne répondait pas aux critères. D'autant qu'il passe pour un intellectuel… Ce qui fait littéralement fuir les artistes anglo-saxons !"

Mick Harvey, The Ballad of Melody Nelson. Album "Pink Elephants" (Mute U.S.)
 

"Une icône pour tout ce qui est cool"

Le revirement s'opère dès le début des années 90 au Royaume-Uni, quand le mouvement britpop exhume tout ce qui sonne un peu kitch. Jimmy Somerville et David Holmes ne jurent que par l'étrange Melody Nelson. "Aujourd’hui, vous ne trouverez pas un journal culturel américain ou britannique qui ne fasse référence à Gainsbourg", poursuit Sylvie Simmons. "C’est devenu un symbole holistique dans les médias, une icône pour tout ce qui est cool, éclectique et européen."

Le succès de Gainsbourg à l’étranger est parfois indéchiffrable. Au printemps 2008, le réalisateur et producteur hollywoodien Brett Ratner a acheté auprès de Sylvie Simmons les droits de son livre pour une adaptation au cinéma. Preuve de l’intérêt potentiel d’un large public. Et pourtant, l'album "Gainsbourg revisited" au casting hyper-alléchant (Cat Power, Franz Ferdinand, Marianne Faithfull, Gonzales, Feist...) paru en 2006 n'a eu qu'un succès d'estime. "Il jouit d’une aura qui a parfois du mal à toucher terre", admet Sylvie Simmons. Mais pour quelqu’un qui souffrait d’enregistrer ses disques à Londres sans recevoir d’autre reconnaissance que la popularité du sulfureux "Je T’aime mon non plus", arrivé jusqu’aux oreilles de la Reine d’Angleterre, c’est un bel hommage.