Les Américains Kelly Copper et Pavol Liska ont concocté 5 heures 30 de spectacle tiré d’un enregistrement téléphonique où une femme raconte sa vie entre 0 et 14 ans. Mis en musique, chanté et dansé, le récit donne du fil à retordre aux festivaliers.
En ce mois de juillet, Avignon est tellement écrasé sous la chaleur que les esprits ne s’échauffent et les langues ne se délient que vers 23 heures, quand les cigales ont arrêté de chanter et que la température est descendue de quelques degrés. Sur les terrasses des restaurants, les festivaliers dissertent sur la vie, la mort, le théâtre. "Il faudrait n’avoir qu’un tabouret, une lumière, un acteur qui lit un bon texte", s’exclame un homme attablé avec des amis dans l’un des bistrots de la Place des Corps Saints. "Et, pffffui, le public est transporté ! Accroché à ses moindres paroles ! Transporté dans l’imaginaire !"
Pas sûr que ce spectateur soit au diapason de la performance proposée par les Américains Kelly Copper et Pavol Liska, qui montrent cette année à Avignon deux épisodes de "Life and Times". Ces deux créateurs du Nature Theater of Oklahoma ont demandé à l’une des actrices de leur troupe, Kristin Worral, de raconter sa vie depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui. Le récit s’est fait au téléphone, en dix coups de fil. Ce long monologue - 16 heures au total ! - est restitué tel quel par 11 acteurs-chanteurs-musiciens qui tiennent, l’un après l’autre sur scène, le rôle de Julie.
Ambiance music-hall et série télé dans le cloître des Célestins
Les deux metteurs en scène américains avouent entretenir des relations "compliquées" avec le théâtre, celui qui implique "trop d’ego et de narcissisme", celui qui suppose d’avoir un "texte formidable à reformuler et incarner". Ils préfèrent prendre le contre-pied de ces conventions en s’emparant d’un texte oral, qui prend toute sa bizarrerie en étant chanté.
Et lorsque l’on chante un texte, c’est beaucoup plus long que lorsqu’on le parle. Le festival In d’Avignon a donc eu droit, cette année, aux deux premiers épisodes de "Life and Times", soit 5 heures 30 de spectacle, relatant, dans une première partie, la vie de Julie de 0 à 8 ans, puis, dans une seconde partie, de 8 à 14 ans.
"Avec ma mère, tu vois, je suis libre, hum, de parler d’une crotte par terre, tu vois. Mais, hum, avec mon père, tu sais, c’est plutôt genre l’autorité silencieuse, à parler de philosophie et de trucs scientifiques, tu vois." Les acteurs chantent à plein poumon et donnent le rythme en dansant sans une demi-minute de relâche. La pulsation toute country est infusée par des musiciens en bas de la scène (avec ukulélé, piano et tambourin) et renforcée par la troupe sur scène qui se donne de grandes tapes à contre-temps sur les cuisses.
"Hum, you know, like…" Il faut supporter les tics de langage américain - ou savoir trouver la répétition hilarante - parce qu’ils reviennent plusieurs centaines de fois au moins dans le spectacle. Certains acteurs en rajoutent même quand le "texte original" ne le prévoyait pas…
"C’est cela qui est radical"
Le résultat peut être horripilant ou fascinant, selon sa préparation physique et mentale à se raccrocher à l’histoire de Cindy, la plus belle fille de la classe avec qui Julie manipule des Barbies s’embrassant langoureusement. Il faut savoir s’intéresser au moment où le frère de Julie spolie le dessin du hibou solitaire que venait de réaliser sa sœur ; être captivé par l’instant dramatique où Julie réalise qu’elle a mis deux années de suite la même robe pour la photo de classe ; ou encore être sensible au choc esthétique éprouvé par Julie quand elle réalise que la machine à laver qui servait de table à langer était de couleur blanche.
Les acteurs y mettent toute leur énergie et leur sueur. La rythmique s’emballe toujours plus, les voix craquent, les corps sont rarement au repos. Une expérience "radicale", comme veut la concevoir Pavol Liska. "Vous venez au théâtre pour voir du drame et du sang ? Non, ce qui est radical au théâtre, c’est quand vous prenez en otage un public pendant cinq heures et qu’il n’y a rien de radical à voir." Kelly Copper reformule : "Une pièce de théâtre, habituellement, a un début, un climax et une fin. Mais ce n’est pas cela la vie ! Celle-ci est plein de petits drames, de petits recommencements, de petites déceptions, de petites fins. Il faut aimer désespérément la vie pour venir voir notre pièce."
Lorsque les dix épisodes de "Life and Times" seront prêts, le spectacle devrait durer pas moins de 24 heures. Une expérience "radicale" comme les aime certains inconditionnels d’Avignon et les expérimentateurs de théâtre. Et tant pis pour les festivaliers qui ont été privés d’une grande pièce classique dans la cour d’honneur du Palais des Papes, le saint des saints d’Avignon. Ce n’est pas avec "Life and Times" qu’ils trouveront ce qu’ils cherchent.
"Life and Times" au festival In d’Avignon, jusqu’au 16 juillet, au Cloître des Célestins.