
Des élections législatives reportées au 23 octobre, une économie en crise, un climat social tendu... Six mois après la mort du jeune chômeur Mohammed Bouazizi, le chercheur Vincent Geisser fait le point sur la situation en Tunisie.
Le 17 décembre 2010, le jeune vendeur ambulant Mohammed Bouazizi s'immolait par le feu à Sidi Bouzid, dans le centre-ouest de la Tunisie, donnant naissance au mouvement de contestation qui allait conduire, quatre semaines plus tard, à la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali. Six mois plus tard, où en est le pays ? Quel bilan peut-on dresser de son évolution politique et économique ? Selon Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (IREMAM/CNRS), la transition constitue avant tout "une longue période d'incertitudes".
FRANCE 24 : Les difficultés économiques, notamment le chômage et la hausse des prix, ont joué un grand rôle dans le déclenchement de la révolution tunisienne. Six mois plus tard, la situation n'est-elle pas encore plus critique ?
Vincent Geisser : La situation est effectivement encore très dure sur le plan économique. L'appareil productif recommence à fonctionner très doucement, le tourisme ne repart qu'à peine. En outre, la Tunisie connaissait des difficultés en matière de développement régional, de chômage des jeunes diplômés... Or ces problèmes sont loin d'être résolus. Il est trop tôt pour que des mesures, des plans de réformes aient été adoptés. Le pays connaissait une crise quasi-structurelle à laquelle s'ajoutent désormais des éléments conjoncturels, liés à l'incertitude politique et à l'effondrement du tourisme.
Sur le plan politique, les progrès sont-ils plus probants ?
V. G. : Les Tunisiens ont aujourd'hui un discours assez pessimiste. Après l'euphorie révolutionnaire, ils connaissent une sorte de gueule de bois. Ils sont avant tout inquiets et à la recherche d'ordre. Mais si l'on prend un peu de recul, à l'échelle du pays et de l'Histoire, la Tunisie n'a connu ni chaos, ni politique de la terre brûlée de la part de l'ancien régime. Il n'y a pas eu de vengeances post-révolutionnaires, d'assassinats, de guerre civile...
Une arène démocratique s'est mise en place, avec des institutions de lutte contre la corruption, des comités de réformes, etc., qui doivent accompagner la transition. Un paysage politique pluraliste s'organise. Il y a donc une certaine normalisation de la vie politique, même si des difficultés et des violences sporadiques persistent.
Sur quoi portent aujourd'hui les débats politiques ?
V. G. : Les discussions se focalisent sur deux courants anxiogènes, occultant d'autres problèmes politiques et économiques majeurs. Il y a d'un côté la peur d'un retour des élites de l'ancien régime, de l'autre la peur de l'islamisme. La dictature est tombée, mais ses structures n'ont pas complètement disparu. Des enclaves autoritaires de l'époque Ben Ali sont toujours présentes dans le domaine de la sécurité, des relations entre les différents ministères, entre les élites et le peuple... Le pays n'a donc pas complètement dépassé ce traumatisme et a du mal à trouver une routine démocratique.
Par ailleurs, les acteurs politiques n'arrivent pas encore à considérer les islamistes comme des adversaires politiques et non plus comme un ennemi de l'intérieur. Ils ne parviennent toujours pas à traiter cette question dans le cadre d'un paysage politique pluraliste.
En conséquence, un débat politique vraiment nouveau n'a pas encore émergé. Les nouveaux acteurs politiques n'ont pas non plus trouvé leur place. La Tunisie se reconstruit sur un système "élitaire", constitué de la génération qui a fait ses classes dans les années 1960 et 1970. Ces élites apportent un certain climat d'apaisement, mais elles n'ont pas encore pris conscience de la nécessité d'intégrer d'autres acteurs - et notamment des jeunes -, comme ceux qui ont été à l'origine du mouvement de protestation.
Le procès de Zine el-Abidine Ben Ali s'ouvre lundi prochain. Est-ce une bonne nouvelle ?
V. G. : Sans être un expert en droit, j'ai le sentiment que l'on va assister à un procès bâclé. Une instruction judiciaire et une enquête policière sur les dérives affairistes du régime Ben Ali nécessitent beaucoup de temps. On ne peut pas travailler sur 23 années de règne en 3 mois !
Ce procès de Ben Ali rappelle un peu le procès de Saddam Hussein : c'est un procès exutoire, éminemment émotionnel, passionnel. On donne l'ancien dictateur en pâture pour personnaliser le mal, mais cela risque d'occulter le fait que le système ne reposait pas sur un seul homme. La responsabilité était collective.