
En dépêchant des soldats au Bahreïn, les pays du Golfe, qui redoutent une déstabilisation de la région, veulent envoyer un message fort aux manifestants. L'opposition, elle, réclame avant tout des réformes politiques intérieures.
Quelque 150 camions blindés ainsi qu'une cinquantaine d'autres véhicules - jeeps, ambulances... - sont entrés, ce lundi après-midi, sur le territoire du Bahreïn. Ils ont emprunté le pont de 25 km de long qui relie la petite île à son vaste et puissant voisin, l'Arabie saoudite.
À l'appel du régime bahreïni, le Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui réunit six États de la région, a ainsi dépêché un millier de soldats saoudiens pour mettre un terme au mouvement de contestation contre la dynastie sunnite Al-Khalifa, au pouvoir depuis le XVIIIe siècle à Manama. Selon une source saoudienne autorisée, leur mission sera de "protéger les installations gouvernementales". Les Émirats arabes unis ont également annoncé l'envoi de troupes. L'opposition a, elle, aussitôt dénoncé une "occupation" étrangère, "un complot contre le peuple du Bahreïn désarmé et une violation des conventions internationales".
Effets déstabilisateurs sur l'Arabie saoudite
Créé en 1981, le CCG autorise ses États membres à intervenir militairement chez leurs voisins en cas de problèmes de sécurité et de défense, explique Hichem Karoui, chercheur au Centre d'études de l'Orient contemporain et auteur de l'ouvrage intitulé "Où va l'Arabie saoudite ?". "Dans les années 1990, ils ont soutenu le Koweït lors de l'invasion irakienne aux côtés de leurs alliés occidentaux, rappelle-t-il. Depuis le début du mouvement de protestation au Bahreïn, des réunions des ministres des Affaires étrangères de la région ont lieu régulièrement. L'Arabie saoudite veut montrer qu'elle ne laissera pas faire les manifestants."
Pour le royaume wahhabite, la contagion éventuelle du mouvement de contestation bahreïni pose en effet problème. "Les Saoudiens ont également leur propre minorité chiite, qui se trouve dans une région riche en pétrole, rappelle Hichem Karoui. Ils ne veulent donc pas entendre parler de démocratie en ce moment. Si la monarchie constitutionnelle devient une réalité au Bahreïn, pourquoi ne s'imposerait-elle pas en Arabie saoudite ?"
Majoritaires dans le pays, les chiites du Bahreïn réclament depuis le début de février des réformes politiques majeures, dont un accroissement des pouvoirs du Parlement, une réforme du gouvernement ou encore une modification de la carte électorale. Ils s'estiment également discriminés par le pouvoir, sunnite. La faction la plus radicale de l'opposition va même jusqu'à appeler à la fin de la monarchie. Le 17 février, sept manifestants ont été tués par l'armée bahreïnie. Ce week-end, de violents affrontements ont de nouveau éclaté dans le centre de la capitale, Manama.
Si les revendications des manifestants sont d'ordre politique et social plutôt que confessionnel, les régimes du Golfe en font, eux, une lecture géostratégique. Pour le site d'analyse américain Stratfor qui partage ce point de vue, c'est même une véritable bataille entre Téhéran et Riyad qui se joue sur le territoire bahreïni. Le renversement du gouvernement par un mouvement chiite pourrait affaiblir la position militaire américaine dans la région (les États-Unis ont une base militaire au Bahreïn) et démontrer la puissance iranienne, écrivent ses experts.
"Riyad a une peur bleue de l'Iran"
"La situation est plus compliquée que cela, nuance toutefois Stéphane Lacroix, maître de conférences à Sciences Po Paris et spécialiste de l'Arabie saoudite. Les chiites du Bahreïn ne sont pas directement alignés sur l'Iran ; il serait trop facile de voir la main de Téhéran derrière les manifestations. Victimes de discrimination, les chiites ont des raisons légitimes de se révolter. Mais cette rhétorique va être utilisée pour monter les sunnites contre les manifestants."
Faut-il craindre une escalade dans la région ? Selon Stéphane Lacroix, la démission du Premier ministre pourrait permettre d'apaiser les manifestants - si ce n'est les plus radicaux de l'opposition chiite. Le parti Wefaq, majoritaire au sein de l'opposition, fonctionne traditionnellement dans une logique de conciliation avec le pouvoir et pourrait avoir un rôle de modération. "Maintenant que le sang a coulé, le Wefaq ne pourra toutefois pas céder sans contreparties significatives de la part du régime", précise Stéphane Lacroix.
"En appelant l'Arabie saoudite à l'aide, le régime bahreïni veut montrer aux manifestants qu'il dispose de soutiens puissants, ajoute-t-il. Mais cela constitue aussi un retour en arrière, alors que les petites monarchies du Golfe tentaient de s'émanciper de leur puissant voisin."