Malgré la nomination d’un nouveau Premier ministre ce dimanche, cinq membres du gouvernement ont déjà démissionné. Décryptage avec Samy Ghorbal, journaliste et analyste politique, d'une confusion régnant au sommet de l'Etat.
FRANCE 24 : Mardi, soit deux jours seulement après la nomination du nouveau Premier ministre de transition Béji Caïd Essebsi, trois ministres ont à nouveau démissionné de leurs fonctions. Pourquoi une telle hémorragie ?
Samy Ghorbal : Il s’agit d’un séisme politique, d’une sorte de révolution dans la révolution. Outre la démission de plusieurs personnalités qui incarnaient le changement [Ahmed Néjb Chebbi, Ahmed Ibrahim et Elyes Jouini, respectivement ministre du Développement régional et local, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique et ministre auprès du Premier ministre en charge des réformes économiques et sociales, NDLR], le nouveau chef du gouvernement a laissé entendre qu’il pourrait annoncer la création d’un Conseil constitutionnel [dont on ne connaît pas encore les contours, NDLR] ayant pour mission d’amender la Constitution.
En clair, ce conseil serait chargé d’organiser l’élection d’une Assemblée constituante en lieu et place d’une élection présidentielle, comme le prévoyait le schéma initialement retenu pour la transition [Cf. l'article 57 de la Constitution, NDLR]. Autrement dit, ce scénario conduirait à privilégier un schéma révolutionnaire - une inversion du calendrier électoral - aux dépens du schéma légaliste. Il s’agit d’un choix politique du Premier ministre, mais d’un choix opéré sous la contrainte de la rue.
FRANCE 24 : Vous affirmez que le Premier ministre est sur le point de céder à la pression de la rue… Si ce ne sont pas les autorités politiques qui gouvernent en Tunisie, qui dirige le pays ?
S. G. : La situation est confuse et tendue. Après le 14 janvier, un rassemblement hétéroclite d’opposants composé aussi bien de partis issus de la gauche radicale que de sociaux-démocrates, des islamistes d’Ennahda et de l’ex-centrale syndicale unique de l’UGTT, s’est autoproclamé Conseil national pour la protection de la révolution. Aujourd’hui, l’UGTT en est devenu l’acteur dominant, car c’est la seule organisation de masse encore sur pied en Tunisie. Forte de 200 000 à 300 000 adhérents, elle est par ailleurs la seule à avoir conservé une forte capacité de mobilisation.
Ainsi, dès dimanche, l’UGTT a fait savoir par la voix de son secrétaire général, Abdessalem Jrad, qu’elle désapprouvait la nomination de Béji Caïd Essebsi au poste de Premier ministre. Un coup de semonce qui a visiblement été entendu puisqu’hier, Abdessalem Jrad a été reçu par le nouveau chef du gouvernement…
Dans cette affaire, le plus choquant, c'est de voir M. Jrad - qui, de tout le personnel politique lié à l’ancien régime, est le seul à ne pas avoir encore "dégagé" - s’ériger en tuteur de la révolution. Car en plus de traîner derrière lui des soupçons d’affairisme et de népotisme, il compte parmi les personnalités qui ont toujours défendu Zine el-Abidine Ben Ali. Jusqu’à la fin en effet, celui-ci a renouvelé son soutien à l’ancien président : l’été dernier, il a ainsi signé l’appel lancé pour que celui-ci se représente à la présidentielle de 2014 en violation de la Constitution. Et le 13 janvier encore, à la veille de sa chute, il était dans son bureau.
FRANCE 24 : Quel est le risque engendré par cette situation ?
S. G. : Ca commence à ressembler à un jeu de massacre. En seulement six semaines, la Tunisie a déjà consommé un nombre de ministres incalculable. En outre, de nombreuses personnalités de grande valeur qui avaient répondu à l’appel du patriotisme au lendemain de la chute de Ben Ali sont grillées pour longtemps. Pire : elles sont dégoûtées de la politique. Le sentiment de gâchis est grand, car l'on ne sait plus vraiment où l'on va.