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Jugé trop proche de l'ancien régime pour mener la transition, Mohammed Ghannouchi a été contraint par la rue de quitter ses fonctions de Premier ministre. Pour le spécialiste Vincent Geisser, cet épisode témoigne d'une forte volonté démocratique.

Mohammed Ghannouchi parti, c'est à Béji Caïd Essebsi, 84 ans, que revient la lourde tâche de conduire la transition en Tunisie. Celui-ci a été nommé dimanche au poste de Premier ministre par le président tunisien par intérim, Foued Mebazaa.

Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam/CNRS), a rencontré le nouveau chef de gouvernement au début des années 2000, dans le cadre de ses travaux de recherches. Selon lui, sa nomination ne devrait pas pleinement satisfaire ceux qui réclamaient le départ de Mohammed Ghannouchi. Le chercheur estime toutefois qu'en poussant ce dernier à quitter ses fonctions, les tenants d'un "démocratisme radical" ont marqué un point par rapport aux défenseurs d'une ligne technocratique et modérée.

France24.com - Qui est le nouveau Premier ministre tunisien, Béji Caïd Essebsi ?

Vincent Geisser - C'est un homme issu d'une grande famille aristocrate tunisienne, mais qui, dès sa prime jeunesse, a choisi le combat pour l'indépendance. Béji Caïd Essebsi est le prototype du jeune cadre du parti Néo-Destour qui a été très vite remarqué par le président Habib Bourguiba [le père de l'indépendance et premier président de la République tunisienne, ndlr]. Très jeune, il se voit confier des responsabilités importantes : il est nommé ministre de l'Intérieur [en 1965], et plus tard ministre des Affaires étrangères [en 1981]. À l'époque, il joue un rôle de médiateur entre l'aile dure du parti unique et les libéraux du Mouvement des démocrates socialistes [MDS].

Béji Caïd Essebsi n'a jamais fait partie du clan rapproché de Zine el-Abidine Ben Ali, ce n'était ni un faucon ni un fanatique de l'ancien régime. Mais il avait sa carte du Rassemblement démocratique constitutionnel [RCD, le parti de Ben Ali]. Il n'avait toutefois qu'un rôle symbolique au sein de la formation.

Il a une image d'homme libéral, modéré, ouvert sur le monde, francophone... C'est aussi un avocat connu et un homme de droit.

F24 - Sa nomination satisfera-t-elle ceux qui réclamaient la démission de Mohammed Ghannouchi ?

V. G. - Béji Caïd Essebsi peut incarner un juste milieu entre rupture et continuité. Il a appartenu aux trois systèmes : celui de Bourguiba, celui de Ben Ali et il appartient au système actuel. Mais son profil sociologique reste en profond décalage avec ceux des jeunes qui ont lancé la révolution. Béji Caïd Essebsi a 84 ans alors qu'eux font partie de la nouvelle génération ; il est Tunisois alors qu'ils sont originaires de l'intérieur du pays ; c'est un aristocrate alors qu'eux sont pauvres...

F24 - La démission de Mohammed Ghannouchi plonge-t-elle davantage le processus de transition dans l'impasse ?

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V. G. - Non, il ne faut pas être pessimiste. La Tunisie se cherche et hésite entre deux options. Il y a d'un côté l'option technocratique pour une transition en douceur, où l'on garde des membres de l'ancien régime en intégrant progressivement de nouveaux éléments. Et puis il y a le camp du démocratisme radical, qui prône la rupture et réclame la mise en place d'une Assemblée constituante qui mènerait à l'élaboration rapide d'une nouvelle Constitution, avant la tenue d'élections. Cette ligne est pacifique mais elle réclame que des politiques sociales soient rapidement mises en place pour combler les inégalités.

L'option technocratique, incarnée par Mohammed Ghannouchi, a échoué. Les plus radicaux ont marqué des points, mais le seul problème est que cette coalition de démocrates est très hétéroclite. Il existe en son sein des élites de l'opposition, telles que Moncef Marzouki [un opposant historique à Ben Ali] ou Mustapha Ben Jaffar [secrétaire général du Forum démocratique pour le travail et les libertés], les syndicalistes de l'Union générale des travailleurs de Tunisie [UGTT], des jeunes qui ont lancé la révolution, des bourgeois tunisois, des membres de l'extrême gauche... La rue a eu raison du gouvernement de compromis, mais en face il n'y a, pour l'instant, pas de véritable coalition politique structurée.

F24 - Doit-on craindre une division entre ceux qui, au sein de la population, souhaitent une rupture radicale et ceux qui prônent une transition technocratique ?

V. G. - Non, car tout le monde est favorable à la rupture avec l'ancien régime et à l'adoption d'une nouvelle Constitution. Ce sont des opinions bien partagées, du jeune de Sidi Bouzid au bourgeois de Sidi Bou Saïd. La démission de Mohammed Ghannouchi prouve qu'il y a une vraie volonté démocratique et que les responsables au pouvoir répondent à la rue. Le discours du Premier ministre démissionnaire a été très rassurant : il a dit qu'il ne voulait pas être un obstacle au processus démocratique... C'est l'antithèse des discours du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi !

Le processus de transition est incertain, il y a encore beaucoup de points d'interrogations, mais nous sommes loin du chaos. Les services publics fonctionnent, l'administration fonctionne... Ce n'est plus l'ancien régime, et ce n'est pas l'anarchie non plus. On assiste simplement à un rapport de forces entre la logique démocratique et la logique technocratique.