
, envoyée spéciale à Port-au-Prince – Les camps où se sont réfugiés quelque deux millions d’Haïtiens après le séisme sont devenus des zones de danger pour les femmes. Les viols y sont quasi-quotidiens, et, à de rares exceptions près, les agresseurs ne sont jamais inquiétés.
Il ne fait pas bon être femme et vivre dans un camp en Haïti. Ce constat s’impose vite, après seulement quelques heures passées dans la cour de l’association Favilek, acronyme pour "Fanm viktim levé kanpé" (Femmes victimes, levez-vous). Toutes les femmes, filles et fillettes qui s’y retrouvent ont subi des violences sexuelles. Et elles sont nombreuses. Créée en 1994, l’association compte aujourd’hui quelque 850 membres à Port-au-Prince, la capitale haïtienne.
La situation n’était déjà pas idéale avant le tremblement de terre du 12 janvier dernier – au cours des décennies passées, le viol était une arme de répression politique courante dans le pays – mais depuis le séisme, c’est l’enfer. La promiscuité dans les camps, l’obscurité totale qui y règne la nuit et l’impunité dont jouissent les agresseurs rendent la vie des femmes effroyable. "La situation dans les camps est vraiment grave. Des viols ont lieu tous les jours", insiste Yolande Bazelais, la dynamique vice-présidente de l’association.
La nuit, des heures angoissantes
Dès que le soleil se couche, les heures d’angoisse commencent. Des gangs éventrent les tentes au couteau, violent les femmes, parfois les battent et dérobent les maigres biens qu’elles conservent. Les points d’eau et les latrines, situés un peu à l’écart des tentes, peuvent aussi s’avérer être de redoutables pièges. Tout comme les couloirs étroits qui séparent les tentes. Bref, les femmes n'ont rien d’autre à faire la nuit que de serrer les dents et prier.
Mais les agresseurs sévissent également dans la journée. La semaine dernière, Barbara, 21 ans, a été abusée en plein jour. "Un jeune homme m’a forcée à entrer dans le cimetière. […] J’ai perdu connaissance, et quand j’ai repris mes esprits, j’étais nue. Ils étaient deux messieurs. Ils m’ont expliqué qu’ils voulaient faire un sacrifice aux démons, et ils m’ont violée" témoigne-t-elle, les yeux baissés, la voix à peine audible. Une référence aux croyances vaudou, très ancrées en Haïti, et aux esprits maléfiques dont la seule allusion peut suffire à effrayer les victimes pour qu’elles se taisent.
C’est une voisine qui a amené Barbara jusqu’à Favilek. Immédiatement, les femmes de l’association l’ont prise en main. Premier réflexe : la conduire à l’hôpital pour dépister d’éventuelles maladies sexuellement transmissibles. Un autre rendez-vous est fixé un mois plus tard pour, cette fois, procéder à un test de grossesse.
Les agresseurs rarement poursuivis
Barbara va rester quelques jours au centre, en sécurité. Mais pas davantage : l’association ne dispose que de très peu de moyens. "C’est bien qu’elle puisse parler de son histoire et rencontrer des femmes qui ont subi la même chose qu’elle. C’est important qu’elle réalise qu’elle n’est pas seule. Mais ce serait encore mieux de pouvoir la reloger", regrette Yolande. Elle-même a été violée en 2003 par un groupe de militaires. "Le 7 mai 2003", précise-t-elle. Une date à jamais gravée dans sa mémoire.
Les auteurs de son agression n’ont jamais été inquiétés. Ceux de Barbara ne le seront pas non plus : elle n’a pas pu identifier ses agresseurs et elle ne portera pas plainte. Comme dans la très grande majorité des cas. "Quand le système de justice ne fonctionne pas, quand la police est inefficace, au point de ne même pas enregistrer les plaintes pour viol, ça décourage les femmes d’intenter des actions en justice. Et ça perpétue l’idée que ces violences sont des faits mineurs", explique Gerardo Ducos, chercheur pour Amnesty International, qui étudie depuis deux ans les violences faites aux femmes en Haïti.
D’autant que parfois, les représailles sont sanglantes. "Une fille et sa mère ont été tuées pour avoir voulu poursuivre celui qui les avait agressées", raconte Marie-Esther Félix, une avocate travaillant en étroite collaboration avec l’association. En l’espace de six mois, elle n’a réussi à envoyer que cinq violeurs en prison. Depuis six ans, le viol est pourtant considéré comme un crime en Haïti, et passible d’un minimum de dix ans de prison. Mais aucun de ces cinq hommes ne passera plus de cinq ans derrière les barreaux. "Les juges, majoritairement des hommes, ne connaissent pas bien les textes de loi à ce sujet", explique Gerardo.
Dans les mois qui viennent, d’autres condamnations pourraient tomber : plusieurs dossiers sont actuellement sur les bureaux des juges d’instruction. Bien qu’elles restent encourageantes, ces quelques condamnations sont minimes par rapport au nombre réel d’agressions sexuelles. Au cours des cinq premiers mois qui ont suivi le séisme, 250 cas de viols ont été signalés. Un nombre bien dérisoire au regard des victimes terrorisées qui ont passé sous silence leur sévice.