Pour l'activiste égyptien Saad Ibrahim, de nombreux éléments prouvent que le régime en place va tenter de manipuler les élections législatives pour conforter sa majorité au Parlement. Il dénonce la mise en place d'une "dynastie républicaine".
Connu pour son activisme dans le domaine des droits de l'Homme et pour son opposition au président Hosni Moubarak, Saad Eddin Ibrahim est aussi sociologue et directeur du Centre d'études sur le développement Ibn Khaldoun, au Caire. Il a été condamné à sept ans de prison, en 2000, après avoir été accusé d'avoir reçu illégalement des fonds européens afin de veiller au bon déroulement des élections et pour avoir "dégradé l'image de l'Egypte à l'étranger". Après trois années d'incarcération, il passe désormais l'essentiel de son temps entre Doha, au Qatar, et les Etats-Unis, où il enseigne dans une université du New Jersey.
A la veille des élections législatives en Egypte, il revient pour FRANCE 24 sur les accusations d’irrégularités et de trucages entourant le scrutin, et sur les perspectives pour le pays, un an avant l'élection présidentielle.
FRANCE 24 : Pensez-vous que les élections législatives seront libres ?
Saad Eddin Ibrahim : Nous espérons qu'il y aura moins de fraudes que d'habitude. Il y a de très nombreux éléments qui indiquent que le régime va tenter de truquer le scrutin pour obtenir une majorité des deux tiers au Parlement. Mais de plus en plus de choses sont mises en place à l'intérieur du pays pour observer le bon déroulement du scrutin. Des observateurs étrangers essaient aussi de venir surveiller le processus mais, jusqu'à présent, le régime s'y oppose. Nous croisons les doigts, et le Centre Ibn Khaldoun va lui-même participer à l'observation du scrutin.
FRANCE 24 : Certains redoutent que ce ne soit plus le ministère de la Justice qui soit chargée de surveiller le scrutin cette année, mais une commission électorale très proche du Parti national démocrate (PND), le parti du Président Moubarak...
Saad Eddin Ibrahim : Oui, c'est une commission désignée par le président lui-même qui va surveiller les élections, et donc son jugement sera suspect. Malgré tout, la société civile se prépare à envoyer ses propres observateurs, même si le pouvoir n'a pas donné son accord à toutes nos demandes. Environ 360 membres du Centre Ibn Khaldoun feront des sondages de sortie des urnes s'ils n'ont pas l'autorisation d'accéder aux bureaux de vote dans 75 districts.
FRANCE 24 : Certains partis boycottent le scrutin, parce qu'ils ne le jugent pas transparent. Pensez-vous que ce soit une bonne stratégie ?
Saad Eddin Ibrahim : Le boycott est une prise de position politique, et ils ont de bonnes raisons de boycotter ces élections. Nous en prenons note, il y a effectivement de nombreux points d'interrogations concernant le régime. Cependant, les deux principaux partis d'opposition, les Frères musulmans et le parti Wafd, participent à l'élection, et il y aura donc de la compétition. Encore une fois, nous espérons que les manipulations du régime seront moins flagrantes que d'habitude. Mais si le pouvoir poursuit ses manipulations, nous le ferons savoir au monde entier.
FRANCE 24 : Dans quelle mesure les Frères musulmans sont-ils capables de faire figure d'opposition au régime ?
Saad Eddin Ibrahim : Ils sont sérieux, disciplinés, et représentent entre 20 et 25 % de la population. En raison des restrictions et des manipulations, ils obtiennent plutôt 18 ou 20 % des votes. En 2005, ils ont obtenu 88 sièges.
Maintenant, il y a des rumeurs selon lesquelles le parti Wafd, un parti libéral d'opposition, se serait vu promettre la possibilité de concourir de façon juste et équitable dans un certain nombre de districts, s'il ne boycottait pas les élections. Nous ne savons pas si des accords ont été passés, qui vont se révéler au moment du vote.
FRANCE 24 : L'élection présidentielle doit se tenir dans un an. Pensez-vous que Hosni Moubarak va se présenter pour un sixième mandat, en dépit de son état de santé ?
Saad Eddin Ibrahim : L'opposition à son fils, Gamal Moubarak, pourrait le pousser à se présenter simplement pour être sûr que la famille reste au pouvoir. C'est une "dynastie républicaine" qui est en train de se mettre en place. C'est une appellation que j'avais déjà utilisée en 2000, ce qui m'a conduit à avoir des problèmes avec le régime, mais je maintiens ces termes. Ce n'est pas une très bonne pratique, ce n'est pas démocratique pour un président de rester si longtemps au pouvoir. Cela fait 29 ans, il s'agit du troisième plus long règne de l'histoire de l'Egypte après Ramsès II et Méhémet Ali.
Nous espérons que ni Hosni Moubarak ni son fils ne se présenteront pour permettre aux Egyptiens de choisir librement une autre personne, quelqu'un qui aurait plus de soutien de la base, du peuple, comme Mohammed el-Baradei [ancien directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique] ou Ayman Nour [un des leaders de l'opposition, responsable du parti Al-Ghad].
FRANCE 24 : Vous connaissez bien la famille Moubarak. Pouvez-vous nous en dire plus sur Gamal ?
Saad Eddin Ibrahim : Il est le plus jeune des deux fils d'Hosni Moubarak. L'aîné n'est pas aussi intéressé par la politique que Gamal. Celui-ci a rejoint le PND et a été appointé au sein du comité le plus important, le comité politique. Il est jeune - du moins selon les standards égyptiens, il est âgé d'une quarantaine d'années -, il est ambitieux, éduqué, il parle bien anglais. Mais il est perçu par la majorité des Egyptiens comme quelqu'un de froid, alors qu'ils aiment les gens souriants, chaleureux, avec le sens de l'humour. En tant que citoyen égyptien, il a le droit de se présenter à la présidentielle. Mais est-ce que je le soutiendrai ? Non, il ne serait même pas mon septième choix. Je ne veux pas de ce genre de "dynastie républicaine" dans aucun pays du monde arabe.