Dans son dernier rapport, l'Insee indique que 22 % de la population a vécu en situation de pauvreté au moins un an, entre 2004 et 2007. Le directeur de l'Observatoire des inégalités, Louis Maurin, nuance ce chiffre, basé sur un indicateur complexe.
La pauvreté est-elle en train d'exploser en France ? C'est en tout cas ce que suggère l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Dans son rapport de 2010 intitulé "France, portait social" et publié ce mercredi, l'Insee indique qu'un Français sur cinq, soit 22 % de la population, a connu au moins une année de pauvreté entre 2004 et 2007.
- L'Europe définit la pauvreté de façon relative : un individu ou un ménage est considéré comme pauvre lorsque son niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. Les Etats-Unis ou le Canada mesurent la pauvreté de façon absolue.
- En France, le seuil de pauvreté de référence a longtemps été défini à 50 % du revenu médian. Le revenu médian partage la population en deux - il est différent du revenu moyen.
- De plus en plus souvent, comme dans le reste de l'Europe, le pourcentage est fixé à 60 % du revenu médian.
- Depuis 2004, l'Insee mesure aussi la "pauvreté en conditions de vie". Cet indicateur se base sur une liste de 27 "privations", dans quatre grands domaines de la vie quotidienne : contraintes budgétaires, retards de paiements, restrictions de consommation et difficultés de logement. Une personne est "pauvre en condition de vie" si elle cumule au moins huit de ces privations.
La pauvreté est ici mesurée en termes de "conditions de vie". Plutôt que de mesurer les revenus, l'Insee a développé une approche non monétaire qui consiste à repérer les personnes privées d'un certain nombre d'éléments de "bien-être matériel". En septembre dernier, l'Insee avait déjà indiqué que le pays comptait 8 millions de pauvres, cette fois-ci en se basant sur des critères monétaires.
Le directeur de l'Observatoire des inégalités, Louis Maurin, met cependant en garde contre une "exagération" des chiffres liés à la pauvreté et une multiplication des indicateurs.
France24.com : Jugez-vous les conclusions de l'Insee réalistes ?
Louis Maurin : Selon moi, le chiffre d'une personne sur cinq en situation de pauvreté en France ne correspond pas du tout à la réalité. Après les pays nordiques, nous sommes l'un des États où il y a le moins de pauvres en Europe.
Il est vraiment important de s'entendre sur la méthode que l'on utilise pour mesurer la pauvreté. En termes monétaires, l'Insee utilise le seuil de 60 % du revenu médian. Après impôts et prestations sociales, une personne seule qui a moins de 950 euros par mois est considérée comme pauvre. Mais on est bien loin du niveau de pauvreté des gens qui sont accueillis par le Secours catholique : leur niveau de vie est d'environ 550 euros ! Il y a donc un décalage important.
Est-il pertinent d'évaluer la pauvreté en termes de conditions de vie ?
La démarche est intéressante car la pauvreté ne correspond pas seulement à l'exclusion monétaire. Mais en même temps, avoir de l'argent permet d'avoir accès au système de santé, au logement... Et surtout, du point de vue formel, statistique, ces critères sur les "conditions de vie" me paraissent très fragiles.
Nous observons une sorte d'industrie de la mesure de la pauvreté. On essaie de mesurer les choses par tous les bouts... Cela ne part pas d'une mauvaise intention ; dans une société complexe, il faut avoir des indicateurs complexes. Mais le fait d'avoir des dizaines d'indicateurs me semble peu approprié.
Quel impact peut avoir la diffusion de chiffres alarmistes ?
- Un individu est pauvre si ses revenus sont inférieurs à 791 euros et si le seuil de pauvreté est fixé à 50 % du revenu médian, ou à 949 euros si on retient le seuil de 60 % (source 2008).
- Avec un seuil à 50 % du revenu médian, 7,1 % de la population est pauvre en France, 11 % en Allemagne, 14,1 % en Espagne et 17,1 % aux Etats-Unis (source 2008).
- Avec un seuil à 60 %, on compte 8 millions de pauvres en France (13 %).
- Le niveau de vie moyen des personnes rencontrées par le Secours catholique en 2009 est de 548 euros. L'organisation a accueilli l'an dernier 1,48 million de personnes ( + 2,1 % par rapport à 2008).
En grossissant les chiffres, les associations notamment pensent frapper les consciences. Mais en réalité, je pense que cela a un effet contre-productif, pervers. Lorsque l'on dit qu'une famille avec deux enfants est pauvre si elle a moins de 1 900 ou 2 000 euros de revenus, les gens se demandent de quoi on parle. Est-ce cela la pauvreté ? Il y a des gens qui vivent avec des revenus plutôt deux fois inférieurs à ces seuils et qui sont réellement dans la misère.
Exagérer les chiffres peut avoir un effet boomerang. Cela permet de dire par exemple que le système social français ne marche pas, alors que ce n'est pas vrai du tout. Nous avons des allocations sociales, des aides au logement, nous n'avons pas d'enfants dans la rue... La situation est par exemple beaucoup plus grave au Royaume-Uni, où il y a presque deux fois plus de pauvres qu'ici.
Est-il exact de dire qu'il y a de plus en plus de pauvres en France ?
En prenant le seuil de 50 % du revenu médian comme indicateur, on peut dire que le nombre de pauvres a augmenté d'environ 300 000 personnes depuis le début des années 2000. Parmi elles, figurent essentiellement des jeunes - et notamment les moins qualifiés - et des personnes âgées. Cette hausse n'est pas négligeable, mais on ne peut pas non plus parler d'une explosion de la pauvreté.
Les responsables politiques en font-ils assez pour lutter contre ce fléau ?
On ne peut pas dire que rien ne soit mis en place. Il y a eu la couverture maladie universelle [CMU] à gauche, le revenu de solidarité active [RSA] à droite... Mais tout cela est avant tout fait pour se donner bonne conscience. L'instauration du RSA a coûté un milliard d'euros, alors que le paquet fiscal représenterait près de 15 milliards d'euros. Etant donné ce que l'on dépense pour les riches, on peut faire davantage pour les pauvres.
En même temps, donner de l'argent aux gens n'est pas le plus important. Je pense qu'aujourd'hui on a surtout besoin de services de qualité en matière de transports, d'accueil des jeunes enfants, d'éducation... Selon moi, diminuer les moyens des réseaux d'aide spécialisés aux élèves en difficulté est, par exemple, très grave. Il faudrait aussi relever les minimas sociaux, notamment en ce qui concerne les jeunes.