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Abdellatif Kechiche redonne vie à la "Vénus noire"

Le nouveau film du réalisateur français Abdellatif Kechiche, "Vénus noire", sort ce mercredi au cinéma. L'histoire douloureuse d'une Sud-Africaine aux fesses et au sexe surdimensionnés, transformée en bête de foire dans l'Europe du XIXe siècle.

C'est pour ses fesses volumineuses qu'elle est devenue tristement célèbre. Depuis 2002 et la publication du livre de Gérard Badou, "L'Énigme de la Vénus hottentote", l'histoire de cette paysanne sud-africaine née au XIXe siècle et devenue bête de foire en Europe ne fait plus de mystères. Le réalisateur Abdellatif Kechiche lui donne vie dans son nouveau film, "Vénus noire", qui sort ce mercredi sur les écrans français.

Sawtche naît en 1798 en Afrique du Sud, dans la tribu des Khoïsan. Esclave dans une ferme tenue par des colons néerlandais, la jeune femme est stéatopyge : cette caractéristique génétique touche certaines populations africaines, et notamment les Khoïsan. Les femmes qui en sont frappées développent une hypertrophie des hanches et des fesses mais aussi parfois des organes génitaux.

"Même pour ses congénères, Sawtche était considérée comme exceptionnelle, explique Gérard Badou, journaliste et écrivain. Ils l'investissaient d'une certaine magie. Il n'y a pas d'explications réelles au phénomène de la stéatopygie."

Exhibée par un montreur d'ours

Le fermier néerlandais pour lequel elle travaille, Peter Caeser, voit dans son physique hors norme une opportunité de commerce lucratif. En 1810, il la convainc de le suivre à Londres. Rebaptisée Sarah Baartman, elle est exhibée comme une bête de cirque à Piccadilly Circus. Elle tombe ensuite entre les mains d'un montreur d'ours français, qui l'expose dans les salons parisiens ou dans des foires.

"Au début, c'était assez flatteur pour Sawtche de susciter tant d'intérêt, elle ne se rendait pas compte qu'elle était exploitée, raconte Gérard Badou. Mais en réalité sa situation n'était pas très éloignée de l'esclavage, elle était très mal traitée. On ne se souciait que de l'argent qu'elle pouvait rapporter, sans se préoccuper de sa souffrance."

Une histoire qui n'est pas très éloignée de celle d'Elephant Man, un homme difforme qui devient phénomène de foire au XIXe siècle, en Angleterre. C'est l'époque où l'on exhibe aussi des vaches à deux têtes ou des personnes bossues... Au total près de 40 000 "sauvages" des colonies auraient été exposés dans des zoos humains jusque dans les années 1930.

"Racistes spontanément"

En France, où elle arrive en 1814, les scientifiques se pressent autour de la Vénus noire. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, administrateur du Muséum national d'histoire naturelle, en profite pour étudier "les caractères distinctifs de cette race curieuse". Il compare son visage à celui d'un orang-outan, ses fesses à celles des singes mandrills. "Les races à crâne déprimé et comprimé sont condamnées à une éternelle infériorité", conclut de son côté le zoologue Georges Cuvier.

À l'époque, l'esclavage n'a pas été totalement aboli en France et les préjugés raciaux dominent. "Ces scientifiques ont porté un regard assez froid sur la Vénus, il n'y avait aucune compassion, juge Gérard Badou. La notion de racisme n'existait pas, ils étaient racistes spontanément."

Sawtche décède le 29 décembre 1815, après des mois de calvaire pendant lesquels elle est droguée, malade, exploitée sexuellement et abandonnée. Mais son histoire ne s'arrête pas là. Son corps est entièrement moulé par Georges Cuvier, puis exposé au public, au Musée de l'Homme de Paris, jusqu'en 1974. Son squelette, son cerveau et ses organes génitaux sont disséqués et placés dans du formol. 

"Kechiche impose sa douleur jusqu'au bout"

À partir de 1994, le gouvernement sud-africain de Nelson Mandela demande la restitution des restes de Sawtche. Mais il se heurte au refus de la communauté scientifique française, qui entend défendre son patrimoine culturel et scientifique. Il faudra finalement attendre 2002 pour que Paris restitue, après le vote d'une loi spéciale, les restes de la Vénus hottentote.

"Les Sud-Africains ont été trés choqués de cette exploitation publique de ce personnage qui appartenait à leur culture. Ils l'ont inhumée au cimetière du Cap et elle a enfin pu échapper aux yeux du public."

Aujourd'hui, Gérard Badou se dit ravi que le film d'Abdellatif Kechiche puisse continuer à faire vivre le souvenir de cette Vénus noire. Un souvenir douloureux, que le réalisateur de "L'esquive" et la "Graine et le mulet" n'épargne pas au spectateur. Yahima Torrès, une Cubaine repérée dans le quartier de Belleville à Paris, en 2005, incarne Sarah.

"Abdellatif Kechiche, qui est un peu l'icône du cinéma d'auteur français, sait admirablement prendre un sujet et le tordre jusqu'au bout, tordre aussi le spectateur jusqu'au bout, explique Alain Kruger, critique cinéma de France 24. Il ne le lâche pas. On ressent un grand malaise pendant le film, on souffre avec elle. Abdellatif Kechiche impose sa douleur jusqu'à la fin".