Les autorités afghanes ont gelé, mardi, les avoirs des directeurs et actionnaires de la Kabul Bank. Cette décision fait suite à l'éviction, sur fond de corruption, de son président Sherkhan Farnood personnage trouble, proche du pouvoir.
"Je vais aller retirer mon argent de la Kabul Bank", a déclaré jeudi dernier Javed Babak, un journaliste indépendant afghan, dans une interview téléphonique accordée, la semaine dernière à FRANCE 24. "Je n'ai pas eu le temps de le faire la semaine dernière. Je vais retirer mon argent parce que je suis inquiet et parce que je ne veux pas tout perdre". Malgré plusieurs tentatives, il n’a pour l’instant toujours pas pu récupérer ses économies.
Panique aux guichets de la Kabul Bank
Un comportement qui va à l’encontre des recommandations des pontes de la finance afghane. Jeudi, le ministre afghan des Finances, Omar Zakhilwad, a assuré aux déposants de la Kabul Bank, la plus grande banque privée du pays, que leur argent était en sécurité. "Nous demandons aux gens de ne pas se précipiter. Nous savons que l'argent est là, ils ne doivent pas paniquer. Nous sommes sûrs, à cent pour cent que la banque n’est pas en danger", a-t-il déclaré au cours d'une conférence de presse. Une assurance ignorée par la plupart des Afghans, qui se sont rués tout au long du week-end aux guichets des agences de l’établissement pour retirer leurs économies.
Cette vague de retraits avait commencé plus tôt cette semaine avec l'annonce par des médias américains de l’éviction de deux cadres supérieurs de la banque après la découverte de fraudes financières massives sur fond de corruption. Le New York Times et le Wall Street Journal ont cité un responsable anonyme afghan affirmant que les pertes de la banque pourraient dépasser les 300 millions de dollars – soit bien plus que les actifs de la Kabul Bank.
Les autorités afghanes ont gelé, ce mardi, les avoirs des directeurs, actionnaires et principaux créanciers de la banque. Le porte-parole de la Banque centrale a précisé que "le gel de la vente de leurs avoirs durerait jusqu'à ce que la situation s'éclaircisse". Depuis jeudi, le gouvernement afghan s’emploie, malgré tout, à nier les informations de corruption, les dénonçant comme étant "sans fondement et basées sur des rumeurs". Selon le ministre afghan des Finances, les deux hauts dirigeants de la Kabul Bank ont démissionné afin de se conformer au nouveau règlement qui interdit à des actionnaires d'une banque d'occuper des postes à haute responsabilité dans leur propre établissement. Il a également contesté le montant des pertes de la banque, soutenant que l’établissement dispose de près d’un milliard de dollars de dépôts.
Joueur de poker, banquier et faiseur de roi
Quelles que soient les véritables raisons de la démission des dirigeants de la banque, certains faits constatés restent alarmants. Depuis sa fondation en 2004, la Kabul Bank détonne par son mode de fonctionnement peu commun. En effet, la plus grande institution financière privée d’Afghanistan repose sur un réseau de copinage, composé de hauts responsables – eux-mêmes liés à des personnalités politiques - impliqués dans des opérations financières douteuses et dans la distribution de quantités illicites d’argent à un cercle restreint de l’élite du pays.
Au cœur de ce système nébuleux, se trouve le cofondateur de la Kabul Bank, Sherkhan Farnood, un joueur de poker de classe internationale âgé de 46 ans, qui a démissionné de son poste de président de la banque. Personnage haut en couleur, Farnood détient la Pamir Airways, qui opère des vols internes et internationaux vers les Émirats arabes unis, l'Inde, l'Arabie saoudite et le Tadjikistan. Les affaires de Farnood étendent leurs tentacules jusqu’à la Shaheen Exchange et la New Ansari Exchange qui sont des entreprises de transfert d'argent suivant le mode opératoire hawala - transfert traditionnel non-réglementé, apprécié pour la discrétion des transactions. Après l’invasion soviétique de l’Afghanistan, Farnood avait mis en place un système hawala à Moscou pour transférer de l’argent entre les deux états.
Selon des responsables américains, la Kabul Bank, fondée en 2004, a utilisé le système de la hawala pour transférer clandestinement près d’un milliard de dollars hors d’Afghanistan au cours des dernières années. Des responsables des renseignements américains et afghans estiment que ce système non réglementé est utilisé par les politiciens afghans, les barons de la drogue et même les Taliban pour déplacer des milliards de dollars hors du pays.
L'utilisation de la hawala par la banque a semé le trouble du côté des experts. "C'est une grosse surprise", affirme Yama Torabi, co-directrice d’Integrity watch Afghanistan, une ONG basée à Kaboul. "J'ai transféré l'argent via cette banque alors je ne comprends pas pourquoi elle a recours à la hawala, qui est opaque et beaucoup moins sûre. Cela indique que l’origine de l'argent transféré n’est peut-être pas très claire", explique-t-elle. "Le vrai problème en Afghanistan est que nous n'avons pas beaucoup d'informations sur ce qui se passe en coulisses. Ce que vous obtenez de la presse n'est pas la version officielle", conclut Yama Torabi. "A ce stade, il reste beaucoup de questions en suspens. Le gouvernement afghan doit donner l'accès aux informations".
Financement de la campagne électorale de Karzaï
Mais ce n’est pas tout, car le réseau de la Kabul Bank mène jusqu’aux hautes sphères politiques de l’état afghan. En effet, parmi les actionnaires de la banque, figurent Mahmoud Hamid Karzaï, le frère du président afghan Hamid Karzaï, et Hassem Fahim, le frère du vice-président afghan Mohammed Fahim. En 2009, les dirigeants de l’établissement bancaire ont favorisé le financement de la campagne électorale de Hamid Karzai. Même Farnood en personne s’est attelé à organiser des collectes de fond en faveur du président sortant à Dubaï, où il se trouve fréquemment.
Une telle générosité ne va pas sans récompense en Afghanistan. En retour, le gouvernement verse la solde des troupes et des fonctionnaires afghans par le biais de la banque. L'ampleur de ces opérations est si vaste, que les responsables américains redoutent qu’un effondrement éventuel de la Kabul Bank ne provoque une crise économique majeure. Une crise qui pourrait provoquer à son tour des troubles sécuritaires et fragiliser un peu plus un pays déjà frappé par une insurrection armée.
Corruption et abus de biens sociaux
Dans une interview accordée en février à un quotidien américain, Sherkhan Farnood avait plaisanté sur sa façon de gérer ses affaires à la manière afghane. "Ce que je fais n'est pas bon, ce n’est pas exactement ce que je dois faire. Mais c’est ça l’Afghanistan". Depuis le récent scandale, l’as du poker s’est montré plus prudent. "Je n'ai jamais triché et j’ai toujours payé tout le monde", a-t-il déclaré jeudi au Washington Post.
Le problème était justement qu’il avait tendance à payer tout le monde un peu trop grassement. Ainsi, Mahmoud Hamid Karzaï, le frère du président afghan qui détient une participation de 7% de la Kabul Bank, a vécu dans une villa de luxe à Dubaï, achetée avec l'argent de l’établissement par Farnood.
Après sa démission, Farnood a promis de remettre à la Kabul Bank les titres des biens immobiliers achetés à Dubaï avec l'argent de la banque, enregistrés jusqu'à présent à son nom et celui de sa femme. Il a estimé que les propriétés en question étaient d’une valeur d'environ 160 millions de dollars. Une somme rondelette, quasi équivalente à celle qui a été retirée jeudi par les déposants paniqués de la Kabul Bank. Selon Farnood, ces derniers ont retiré 85 millions de dollars mercredi et 109 millions de dollars jeudi.