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L’agriculture russe mise en péril par l’embargo sur les exportations de blé

En bloquant ses exportations de céréales, la Russie fait flancher la fragile économie du blé. Les gros pays importateurs se tournent désormais vers les États-Unis et l’Europe. L’agriculture russe pourrait en pâtir durablement.

Le sol est craquelé, les pâturages jaunis, desséchés, les récoltes grillées par le soleil. Les terres fertiles de Russie, grenier à blé de l’Europe centrale, font peine à voir après deux mois de sécheresse.

Pendant plus de cinquante jours, entre le 21 juin et le 11 août, pas une goutte de pluie n’est tombée sur un territoire s’étendant de la Baltique à la mer Noire et à la mer Caspienne et les températures y ont allègrement dépassé les normales de saison. Cet été autour de Moscou, il a fait plus de 30 degrés pendant 40 jours consécutifs alors que les températures tournent en général autour de 23 ou 24 degrés. À Moscou, le mercure a même franchi la barre des 38 degrés le 29 juillet. Du jamais vu.

Les États-Unis aux petits soins avec l'Égypte

Pour tenter d'équilibrer ses stocks de céréales menacés par l'embargo russe, l'Égypte s'est tournée vers les États-Unis, qui a immédiatement accédé à sa demande. Le gouvernement américain entend ainsi éviter de voir naître des tensions dans ce pays, précieux allié dans la région.

"Les États-Unis ont besoin de faire en sorte que le parti au pouvoir, et plus précisément Hosni Moubarak, reste en place", analyse Barah Mikaïl, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). "Pour se faire, le gouvernement américain fait tout pour éviter toute radicalisation et tout motif de contestation dans la population." En 2008, plusieurs villes égyptiennes avaient été le théâtre d'émeutes de la faim, conséquences d'une pénurie de céréales et donc de pain.

Les agriculteurs accusent le coup. D’autant que de gigantesques incendies sont venus aggraver la situation. Quand leurs "tchernozioms", fameuses terres grasses et noires parmi les plus fertiles du monde, n’ont pas été dévastées par les flammes, elles sont rendues presque stériles par le manque d’eau. Les récoltes de 2010 s’annoncent désastreuses : selon la FAO, organisme de l’ONU chargé de l’alimentation et de l’agriculture, entre 25 et 30% des cultures de céréales ont été détruites dans la région touchée. Le ministère russe de l’Agriculture estime quant à lui que, sur un total de 80 millions d’hectares cultivés, environ dix millions ont été ravagés. Soit trois fois la superficie de la Belgique.

Début août, la Russie, troisième exportateur mondial de blé (derrière les Etats-Unis et l’Union européenne), a annoncé qu’elle suspendait ses exportations de blé jusqu’à la fin de l’année pour s’assurer de pouvoir subvenir aux besoins de sa population et la protéger d’une hausse des prix. Quelques jours plus tard, l’Ukraine, également touchée par la sécheresse, annonce à son tour une réduction drastique de ses ventes de blé à l’international.

Le cours du blé double en deux mois

Immédiatement, les Bourses mondiales s’affolent. "Les prix ont presque doublé en deux mois. On n’avait jamais vu ça", témoigne l’économiste Pierre Briançon, sur l’antenne de France 24. D’autant que l’Inde et le Pakistan, qui assurent à eux deux 15% de la production mondiale de blé, sont ravagés par de graves inondations. Le 9 août, le prix de la tonne de blé dépasse les 211 euros. Le spectre de la crise alimentaire de 2008 plane. Cette année-là, une pénurie mondiale de céréales avait provoqué une série d’émeutes de la faim dans une trentaine de pays en développement.

Pourtant, les spécialistes se montrent plutôt rassurants. En 2008, de multiples facteurs avaient contribué à provoquer la crise alimentaire. En plus d’une baisse significative des stocks et d’une augmentation de la demande, le cours du pétrole s’était envolé, accentuant encore la hausse des prix du blé… et la pénurie dans les pays pauvres. Pour Pierre Briançon, le contexte actuel est instable mais pas aussi catastrophique qu’en 2008. "Aujourd’hui, le prix du blé est inférieur de 25 à 30 % aux sommets qu’on avait atteint en mars 2008, affirme-t-il. Mais on ne peut pas écarter tout de suite la perspective d’une crise alimentaire. Les événements climatiques en Russie, en Inde et au Pakistan vont avoir des conséquences sur les récoltes de l’année prochaine : il est pour le moment impossible de planter quoi que ce soit sur les sols dévastés. Si la situation agricole se dégrade encore l’année prochaine, il y a un vrai risque de crise alimentaire."

Une analyse que partage la FAO. "Il n’y a pour l’heure aucune raison de redouter une crise de ce genre mais les stocks mondiaux de blé devraient notablement baisser en 2011", affirme un porte-parole de l’organisation.

Les pays importateurs vont voir ailleurs

Une perspective qui n’enchante guère les gros pays importateurs de blé qui, redoutant un scénario similaire à celui de 2008, se sont mis en quête de nouveaux fournisseurs. À l’image de l’Égypte, premier acheteur mondial de blé, qui s’est tourné vers les Etats-Unis pour assurer les livraisons de cette céréale, denrée essentielle pour le pays. Les marchés américains et européens se frottent les mains : depuis l’annonce de l’embargo russe, leurs carnets de commande ont augmenté de plus de 60% en une semaine.

En Russie, par contre, les agriculteurs et le gouvernement font grise mine. Le vice-ministre russe de l’Agriculture a estimé le manque à gagner engendré par la sécheresse à 848 millions d’euros. Soit, selon les estimations les plus optimistes, 0,7% de son PIB.

Pour l’International food and agricultural trade policy council (IPC), une organisation britannique de réflexion sur les grands défis mondiaux du secteur agricole, la décision d’un embargo total sur les exportations pourrait être extrêmement préjudiciable à la Russie. "Vladimir Poutine a voulu protéger la population russe de l’inflation des prix et de la pénurie qui pourrait survenir, ce qui est compréhensible", analyse l’organisation dans un rapport publié sur son site internet."Mais en tant que grand exportateur mondial, Moscou a des responsabilités qui vont bien au-delà de ses frontières. Sa fiabilité est en jeu : ses principaux clients cherchent aujourd’hui - et sur le long terme - à diversifier leurs fournisseurs pour ne pas être dépendants des humeurs russes. […] Et c’est au final toute la chaîne agricole russe qui risque d’en payer le prix."