Vulgaire opération commerciale pour les uns, événement culturel incontournable pour les autres, la rentrée littéraire témoigne des relations passionnées que les Français entretiennent avec les Belles Lettres. Revue des romans attendus cette année.
Les 5 romans français sélectionnés par Sandrine Treiner, rédactrice en chef culture de France 24.
-"Parlez-leur de batailles, de rois et d’éléphants", de Mathias Enard, Actes Sud.
-"Des éclairs", de Jean Echenoz, Minuit.
-"Apocalypse bébé", de Virginie Despentes, Grasset.
-"La Carte et le Territoire", de Michel Houellebecq, Flammarion.
-"L’Insomnie des étoiles", de Marc Dugain, Gallimard.
Le phénomène n’a pas d’équivalent hors des frontières hexagonales. Chaque année, à l’orée de l’automne, le monde de l’édition tire le miscrocosme culturel français de sa torpeur estivale en sonnant le tocsin de la rentrée littéraire. Depuis le début du XXe siècle et l’avènement des prestigieux prix littéraires de novembre (Goncourt, Renaudot, Interallié, Médicis pour ne citer qu’eux), les maisons d’édition présentent, parfois dans la précipitation, leurs nombreuses nouveautés dans l’espoir de tirer leur épingle des récompenses automnales.
De la mi-août à la fin d’octobre, plusieurs centaines de nouveaux romans déferlent sur les étals des librairies sans avoir toujours le temps de piquer la curiosité du public. Elevée au rang d’exception culturelle, cette tradition franco-française n’en demeure pas moins controversée. Nombreux sont ceux qui, parmi les amoureux des Belles Lettres, ne voit en elle qu’une énorme foire commerciale peu soucieuse des subtilités de la stylistique. En septembre 2007, quelque 727 œuvres avaient été imprimées pour l’occasion. Un record que le cru 2010, après deux ans de relative accalmie, n’est pas loin de battre.
Pied de nez à la crise ?
Les 5 romans étrangers sélectionnés par Augustin Trapenard, chroniqueur littéraire pour France 24.
-"Le Livre de Dave", de Will Self ("The Book of Dave"), traduit de l'anglais par Robert Davreu, L'Olivier.
-"Savoir perdre", de David Trueba ("Saber perder"), traduit de l'espagnol par Anne Plantagenet, Flammarion.
-"L'Été de la vie", de J.-M. Coetzee ("Summertime"), traduit de l'anglais par Catherine Laugas du Plessis, Seuil.
-"Purge", de Sofi Oksanen ("Puhdistus"), traduit du finlandais par Sébastien Cagnoli, Stock.
-"Fragments. Poèmes, écrits intimes, lettres", de Marilyn Monroe, Seuil.
Selon les données récoltées cette année par la revue "Livres Hebdo", 701 nouveautés, dont 85 premiers romans, doivent sortir des rotatives des imprimeries, contre 659 l’an passé. A tout seigneur tout honneur, la fiction française représente le plus gros des troupes avec 497 parutions (430 en 2009). Du côté des romans étrangers, on accuse une légère baisse avec 204 titres, contre 229 l’année précédente. Treize romans, dont ceux de l’incontournable Amélie Nothomb ("Une Forme de vie", Albin Michel) et du sulfureux Michel Houellebecq ("La Carte et le territoire", Flammarion), ont été tirés à plus de 50 000 exemplaires...
En ces temps de morosité économique, les éditeurs de fictions font preuve d’une insolente pugnacité. "Produire un roman n’est pas ce qui coûte le plus cher, rappelle Christine Ferrand, rédactrice en chef de "Livres Hebdo". Selon une récente étude du cabinet d’audit KPMG, la littérature reste la catégorie éditoriale la plus lucrative. En 2008, la rentabilité de tout le secteur s’est dégradée à l’exception faite du domaine des Belles Lettres. "En France, le roman demeure, en outre, le genre le plus noble, précise Christine Ferrand. Si bien que tout le monde s’y met. Cette année, même les éditions scientifiques du CNRS en ont publié un.*"
Les vedettes à la rescousse
Les nouvelles exigences du marché (émergence du numérique, érosion du lectorat...) contraignent toutefois les plus prestigieuses écuries à la prudence. "Cette année, seuls 85 premiers romans vont être présentés jusqu’à la fin d’octobre, contre 102 en 2007 et 121 en 2004, l’année record, pointe Christine Ferrand. De fait, l’ensemble de la production se recentre sur les auteurs connus." Parmi les poids lourds francophones qui font leur rentrée, outre Amélie Nothomb et Michel Houellebecq, notons la présence du Goncourt 2004 Laurent Gaudé ("Ouragan", Actes Sud), d’Olivier Adam ("Le Cœur régulier", L'Olivier), de Virginie Despentes ("Apocalypse Bébé", Grasset), du Prix Renaudot 2003 Philippe Claudel ("L'Enquête", Stock) ou encore d'Alice Ferney ("Passé sous silence", Actes Sud).
Même tendance pour les auteurs étrangers. "La moitié des romans de langue étrangère sont anglophones, c’est-à-dire ceux qui, en général, se vendent le plus, observe Augustin Trapenard, chroniqueur littéraire à France 24. Cette année, toutes les grandes maisons ont leur tête d’affiche." Sorti en grande pompe aux Etats-Unis, "Suite(s) impériale(s)" de l’enfant terrible Bret Easton Ellis paraîtra le 20 septembre chez Robert Laffont, le polar "Vice caché" de l’énigmatique Thomas Pynchon sortira la 2 septembre au Seuil et le recueil de nouvelles de Jim Harrison, "Les Jeux de la nuit", sera publié par Flammarion dès le 1er septembre. Ce même jour, Actes Sud présentera le dernier opus de Don DeLillo, "Point Oméga". Les inconditionels du célèbre Philip Roth devront quant à eux patienter jusqu’à octobre pour lire son "Indignation", à paraître chez Gallimard...
Un fort accent américain
La littérature, nouvel avatar de la suprématie américaine ? Pour nombre d’observateurs, cet engouement s’explique par la grande influence que la culture américaine (cinéma, télévision, musique...) exerce sur les consciences des pays occidentaux, comme un nouveau témoignage de la puissance du "soft power". Mais pas seulement. "Ce retour vers la littérature américaine s’explique aussi par le fait qu’elle soit capable de produire énormément de textes forts", souligne la rédactrice en chef de "Livres Hebdo". Nombreux, en effet, sont les critiques qui s’accordent à dire que les Etats-Unis sont, aujourd’hui, le seul pays capable d’engendrer autant de géants de la littérature contemporaine.
Un pouvoir de fascination qui semble même avoir contaminé les romanciers de la langue de Rabelais. Une quinzaine de fictions françaises présentées pour cette rentrée 2010 ont pour décor les Etats-Unis . "Avec ‘Cosmos‘, à paraîte chez Actes Sud, Claro livre sa version du mythique 'Magicien d’Oz’, 'Nevrospirale’, de Patrick Olivier-Meyer, chez Calmann-Lévy, s’inscrit clairement dans la lignée de Bret Easton Ellis", recense Augustin Trapenard. Autres exemples : "Ouragan" de Laurent Gaudé, qui se passe dans La Nouvelle-Orléans post-Katrina, ''Harold'' de Louis-Stéphane Ulysse (Le serpent à plumes), qui revient hanter le tournage des "Oiseaux" d’Alfred Hitchcock, "L’Envers du monde" de Thomas Reverdy (Seuil), qui retourne dans le New York de l’après 11-Septembre ou encore "Norfolk" de Fabrice Gabriel (Seuil), dont le héros part jusqu’à Pasadena, en Californie,sur les traces de son oncle...
Longtemps propre sujet de leurs récits, les écrivains français font davantage preuve d’ouverture sur le monde, comme pour mieux ménager un lectorat quelque peu fatigué de l'auto-fiction qui a fait les grandes heures de Saint-Germain-des-Prés. "Une page s’est tournée, affirme Christine Ferrand. Cette année, les auteurs français sont moins nombrilistes. Ils posent leur regard sur le monde qui les entoure." Ausculation "balzacienne" des milieux socio-professionnels français pour Michel Houellebecq, satire sociale pour Virginie Despentes, enquête au cœur du monde de l’entreprise pour Philippe Claudel... les romanciers se font les explorateurs d’une société en pleine mutation. "D’une manière générale, cette rentrée est assez sombre", conclut Christine Ferrand.
* "Une enfance ultramarine", de Anne-Sophie Constant, CNRS Editions.