, envoyée spéciale en Avignon – La "Tragédie du Roi Richard II", une pièce aux accents de modernité et au verbe accrocheur avec Denis Podalydès dans le rôle-titre, marque la fin du festival d'Avignon ce mardi soir. Rencontre avec l'écrivain-traducteur du texte, Frédéric Boyer.
Depuis deux ans, Frédéric Boyer est plongé dans l'histoire d'un monarque absolu, devenu à la fin de son règne un homme simple, faible, qui redécouvre son corps. Dans la "Tragédie de Richard II" de William Shakespeare, jouée jusqu'au 27 juillet dans la cour d'honneur du Palais des papes dans le cadre du festival d'Avignon , il a mis son grain de sel dans la mise en scène signée Jean-Baptiste Sastre, et il apparaît sur scène dans deux rôles secondaires. Surtout, l'écrivain* a apporté la matière première du théâtre : la traduction en français d'un texte réputé difficile et austère. Qui dit traduction dit forcément parti pris voire prise de risques. Entretien.
Votre traduction de Shakespeare sonne particulièrement bien dans la bouche de Denis Podalydès, qui incarne Richard II. Les hésitations, les répétitions, la distance ironique du personnage vis-à-vis de lui-même... Vous saviez que cet acteur de la Comédie française jouerait le rôle-titre ?
Frédéric Boyer : Pour Denis Podalydès, oui. Quand le projet s'est lancé il y a deux ans, Jean-Baptiste Sastre savait déjà qu'il serait Richard II. Cela a sûrement joué. Surtout, j'ai tenté de renouveler la façon dont on traduit Shakespeare aujourd'hui: essayer d'être plus direct, plus rapide, plus fluide. Repérer les jeux de mots et les rendre dans un langage moderne.
Denis Podalydès répète maintes fois le mot "angoisse" dans une tirade et provoque un comique de répétition et d'absurde. "Plus d'angoisse pour toi n'enlève rien de mon angoisse. Mon angoisse est d'avoir perdu de vieilles angoisses. Ton angoisse est d'avoir gagné de nouvelles angoisses. J'ai beau l'abandonner, l'angoisse que je donne est toujours à moi." C'est dans le texte ?
F.B. : Ah oui ! Toute l'idée est de rendre la violence, la vivacité et quelque fois la drôlerie du texte...
Quitte à employer des anachronismes comme "électrocution" ou "pâte à modeler" ?
F. B. Mais "pâte à modeler" est dans l'original en anglais ! Evidemment, Shakespeare n'avait pas en tête la pâte à modeler des bambins actuels. Quand il dit "c'est une petite pâte à modeler", il renvoie à l'argile modelé de la Genèse, dans la Bible.
Le public craint des modernisations sémantiques, mais ce n'est pas vraiment ça le problème. On a pu me reprocher les injures telles que "salaud". Or, pour faire passer l'idée d'un duel extrêmement violent entre deux hommes prêts à s'entretuer, traduire littéralement "couard" ou "vilain" passe moins bien que salaud, bâtard ou traître.
Dans votre traduction, Denis Podalydès dit de son personnage, Richard II, qu'il est un "non-roi". En anglais, "king unkinged" signifie plutôt "destitué", non ?
F. B. : Tous les autres traducteurs disent effectivement "roi destitué" ou "roi défait". Mais "king unkinged" est un néologisme négatif formidable, un jeu de mot beaucoup plus intéressant que "roi destitué" - d'ailleurs, le verbe "destituer" existe aussi en anglais. "King unkinged", c'est typiquement ce que l'anglais est capable de faire : compresser les mots.
Du coup, vous forcez un peu le trait...
F.B. : C'est un choix. Il y a cinquante ans, dans un français plus littéraire, ce n'était pas possible de traduire par "roi non-roi", ça aurait été considéré comme du "petit nègre". Aujourd'hui, avec la littérature contemporaine et ses formes nominales et verbales très serrées, on peut se le permettre, c'est moins choquant. Après Samuel Beckett et Marguerite Duras, au contraire, dire "non-roi" donne quelque chose d'abrupte.
A l'époque de sa création déjà, "Richard II" était considéré comme une pièce subversive, mettant en scène la crise du pouvoir monarchique. En 1601, la reine Elisabeth, vieillissante, s'était inquiétée des retentissements de la pièce : "Richard II, c'est moi, vous ne savez pas ?" Avez-vous cherché à évoquer la façon actuelle de pratiquer la politique ?
F.B. : On a refusé de faire une transposition directe et visible. Notre réflexion porte plutôt sur l'homme et le pouvoir. Comment, au Moyen-Âge, un homme peut-il détenir un pouvoir absolu sur le monde entier, y compris sur les feuilles des arbres, sur les hommes et sur les oiseaux avec une autorité divine ? Cette pièce montre l'impossibilité de l'exercice de ce pouvoir fou.
La vraie belle question de la pièce, qui résonne encore aujourd'hui, c'est comment un corps peut incarner le pouvoir. Richard II, joué ici par Denis Podalydès, découvre au fur et à mesure de la pièce qu'il est souffrant, malade, désirant. Il découvre son petit corps de roi humain.
* Frédéric Boyer est également l'artisan d'une traduction volontairement hétéroclite de la Bible en collaboration avec Olivier Cadiot et Jean Echenoz en 2001 (éd. Bayard) et plus récemment de "Techniques de l'amour" (éd. P.O.L., 2010).