Une récente décision de justice qui, pour la première fois en France, reconnaît la responsabilité de l'employeur dans la détection d'un cancer chez un ouvrier du bitume, met en lumière les risques sanitaires liés à ce produit. Explications.
Le bitume serait-il en passe de devenir un "nouvel amiante" ? Lundi, le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) a reconnu la société Eurovia, filiale de Vinci, responsable du développement d’un cancer chez l’un de ses ouvriers, décédé en 2008.
Cette décision de justice, très attendue des syndicats du bâtiment, pourrait ouvrir la voie à une jurisprudence lourde de conséquences pour l’industrie des travaux publics. FRANCE 24 fait le point sur la question.
- Les bitumes peuvent-ils provoquer le cancer ?
Comme l’ensemble des dérivés pétroliers, le bitume contient des hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) dont certains sont cancérigènes.
Au Danemark, des études épidémiologiques menées à la fin des années 1980 ont mis en évidence une surmortalité par cancer et maladie respiratoire chez les personnes exposées aux fumées de bitume.
Le
Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a ensuite constaté, dans les années 1990, une prévalence de cancer du poumon chez les opérateurs exposés aux fumées de bitume dans plusieurs pays européens. Cependant, faute de données suffisantes, le Circ n'est pas parvenu à mettre en évidence de lien entre l’exposition au bitume et le cancer.
L’Union européenne (UE) a, quant à elle, déjà inscrit le bitume sur la
liste européenne des maladies du travail comme possible facteur déclencheur de cancers broncho-pulmonaires et cancers le la peau. L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg et le Portugal reconnaissent tous le cancer de la peau suite à l’utilisation du bitume comme une maladie professionnelle.
- Les fumées de bitume sont-elles dangereuses ?
Lors de leur mise en oeuvre, les bitumes sont chauffés et dégagent des fumées nocives pour la santé, explique
l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Et plus la température de pose est élevée, plus les fumées sont toxiques. En France, le bitume est généralement posé "à chaud", c'est-à-dire à une température allant de 160° à plus de 200° C.
Le niveau de toxicité est également augmenté par l’ajout de fluxants chimiques au bitume pour le rendre plus fluide. En cause surtout, les fluxants à base d’huile de houille, cancérogènes avérés.
De plus, si les ouvriers épandent le bitume en plein soleil, l’exposition conjointe à ces fumées et aux UV des rayons du soleil peuvent être à l’origine de brûlures photovoltaïques. Les HAP peuvent être par la suite à l’origine d’une cancérisation des zones brûlées, selon le Centre interservices de médecine du travail en entreprise (Cisme).
- Quelles sont les populations concernées ?
Selon l’INRS, plus de trois millions de tonnes de bitume chaud sont répandus chaque année sur les routes de France. Son rapport de 2003 fait état de 4 200 ouvriers directement concernés par une exposition aux fumées de bitume en France.
Cependant, Me Jean-Jacques Rinck, l’avocat de la famille de l’ouvrier décédé, estime le nombre de travailleurs du BTP directement ou indirectement exposés à des risques de santé liés au bitume à plusieurs dizaines de milliers. Ils seraient près de 80 000 ouvriers en contact de façon plus ou moins prolongée avec le bitume, selon Frédéric Mau, secrétaire général CGT de la Fédération nationale de la construction, bois et ameublement (FNCBA).
- Quelles sont les mesures de prévention recommandées ?
Plusieurs mesures de prévention sont possibles. Il s’agit de limiter l’exposition aux fumées de bitume, que ce soit par inhalation ou par voie cutanée.
En 2003, un
groupe européen de discussion sur le bitume composé d’experts multisecteurs a recommandé l’usage de bitume "tièdes" (à 110° C) ou la pose à froid (à moins de 60° C), ce qui réduit l'émanation de fumées toxiques.
En France, la Caisse régionale de l’assurance maladie (Cram) est, elle aussi, en faveur d’une généralisation du bitume tiède. "Nous trouvons cette piste très intéressante", affirme Jean-François Certin, coordinateur national de la prévention des cancers professionnels de la Cram.
Ces revêtements, plus chers que le bitume classique, sont pourtant encore peu employés. Pour Jean-François Certin, il faut donc "convaincre les grands donneurs d’ordre de passer des commandes pour des enrobés tièdes" au moment de l’établissement des cahiers des charges.
Parmi les autres mesures de prévention citées par la Cram, on compte aussi l’emploi systématique de tenues de protection adaptées (gants, masques, lunettes de protection, combinaisons aérées) et des horaires de travail adaptés. Il faudrait aussi sensibiliser les ouvriers au risque, en expliquant notamment la nécessité de proscrire l'utilisation de solvant ou de pétrole pour se nettoyer la peau.
Pourtant, la réalité sur les chantiers est souvent toute autre. "Les ouvriers d’Eurovia épandent le bitume brûlant en plein soleil, sans autre protection qu’une casquette et une paire de gants", regrette explique Me Rinck, ajoutant que "M. Andrade [l’ouvrier décédé] rentrait tous les soirs chez lui noir comme du charbon, et ne pouvait se nettoyer qu’au pétrole". L’avocat appelle les pouvoirs publics à "légiférer" pour protéger les travailleurs.
- Le jugement de la TASS reconnaissant Eurovia responsable de "faute inexcusable" pourrait-il entraîner une interdiction totale du bitume chaud ?
Le jugement d'un tribunal de premier degré est la première étape d’une longue procédure judiciaire. La société Eurovia a immédiatement fait appel.
Si l’heure n’est donc pas encore à "l’interdiction du bitume et du goudron" souhaitée par Me Rinck, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset) a d’ores et déjà annoncé qu’elle lançait, à la demande de la CGT, une "expertise transdisciplinaire transparente et indépendante" pour évaluer les risques pour la santé des travailleurs liés à l'usage du bitume.