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"Ce n'est pas demain que Karzaï va rejoindre les Taliban"

Le président afghan Hamid Karzaï multiplie les déclarations contre les Occidentaux, laissant planer la menace d’une crise majeure avec Washington. Décryptage avec Étienne de Durand, directeur du Centre des études de sécurité de l’IFRI.

Le torchon brûle entre le président afghan Hamid Karzaï et Washington. Après avoir accusé les Occidentaux d'être à l'origine des fraudes électorales lors de la présidentielle d’août, Karzaï a affirmé devant des dignitaires tribaux le 4 avril qu’il n’était pas une "marionnette" et pourrait s’opposer à une offensive de l’Otan dans la région de Kandahar. Selon un parlementaire afghan cité par le "New York Times", Hamid Karzaï aurait également ajouté qu’il pourrait rejoindre les Taliban si ces derniers deviennent effectivement la "résistance légitime" aux troupes étrangères.

Décryptage des propos d’un leader afghan en quête de crédibilité avec Etienne de Durand, expert de la guerre en Afghanistan et directeur du Centre des études de sécurité de l’IFRI.

Est-ce que les pressions américaines constantes sur les thèmes de bonne gouvernance et de corruption ont poussé Karzaï à adopter cette attitude anti-occidentale ?

Etienne de Durand : Karzaï est effectivement soumis à des pressions très fortes. Mais la forme même de ces pressions est également importante dans un pays comme l’Afghanistan. L’administration Obama a humilié Karzaï par ses demandes publiques et la mise en cause de son entourage familial. En retour, celui-ci s’attaque aux Américains.

Karzaï veut avant tout apparaître comme un interlocuteur crédible, en particulier aux yeux de la population afghane, il refuse d’être considéré comme une simple marionnette des Etats-Unis. Il est président depuis plusieurs années, cela lui a donné le temps de développer ses réseaux et il pense sans doute déjà à ce qui se passera une fois que l’Otan aura quitté l’Afghanistan. C’est pour affirmer son indépendance qu’il s’en prend à l’Occident - sans aller trop loin toutefois car il serait risqué de mordre la main qui le nourrit.

Les déclarations anti-occidentales de Karzaï ne seraient donc qu’une forme de posture politique à usage interne, sans implications diplomatiques ?

E. de D. : Ce n’est effectivement pas demain que Karzaï va rejoindre les Taliban. Mais il ne faut pas sous-estimer ce type de rhétorique car, en tant que président légalement élu mais souffrant d'un déficit évident de légitimité, Karzaï peut très bien demander le retrait des troupes occidentales. Non seulement il en a le droit juridiquement, mais des pays européens, dont les opinions sont réticentes à l’engagement en Afghanistan, pourraient bien être tentés de le prendre au mot…

Même le président Obama pourrait revenir sur les engagements pris pendant la campagne électorale, lorsqu’il décrivait cette guerre comme "juste", et retirer les troupes américaines pour se concentrer sur une stratégie contre-terroriste avec un recours accru aux drones et aux frappes aériennes. A terme, ce scénario n'a rien d'impossible.

Les Etats-Unis ont-ils d’autres options que de supporter Karzaï "jusqu’au bout" ?

E. de D. : On n’est plus dans les années 1960 où l'on pouvait remplacer un leader avec un coup d’Etat en toute simplicité. Destituer Karzaï aujourd’hui pourrait avoir un effet désastreux sur la guerre. Les Américains en ont déjà fait l’expérience au Vietnam avec Diem, et cela leur a couté très cher!

De plus, les Américains ne peuvent pas renvoyer un président qui vient d’être réélu. En fait, c’était au moment de la campagne électorale que les Etats-Unis auraient pu faire changer les choses, en brandissant la menace d’un retrait militaire ou en supportant ouvertement le candidat de l’opposition, Abdullah Abdullah.

Les Etats-Unis ne peuvent pas se débarrasser de Karzaï maintenant, et celui-ci va bien devoir vivre avec les Occidentaux. Côté américain comme côté afghan, ces attaques verbales sont d'abord à usage interne: il s'agit de désigner à la population un bouc-émissaire consensuel.