
Des véhicules blindés endommagés dans le port de la ville yéménite d'Al-Moukalla après une frappe de la coalition emmenée par l'Arabie saoudite, contre ce que Riyad a dénoncé être une livraison d'armes des Émirats arabes unis à un mouvement séparatiste au sud du pays. © Stringer, AFP
Un bombardement aux aurores, puis une accusation en bonne et due forme. Le Yémen est en train de se transformer en révélateur des rivalités régionales entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
"Extrêmement dangereux" : c’est en termes fort peu diplomatiques que l’Arabie saoudite a condamné, mardi 30 décembre, les agissements qu'elle prête aux Émirats arabes unis dans le sud du Yémen. Le ministère saoudien des Affaires étrangères a déploré le soutien apporté par Abu Dhabi aux forces séparatistes dans le sud de ce pays de la péninsule arabique, qui représenteraient “une menace pour la sécurité” de l’Arabie saoudite et de la région.
Riyad vs les séparatistes du Sud
Ces déclarations interviennent quelques heures après le bombardement par l’Arabie saoudite de la ville portuaire d’Al-Moukalla, la capitale de la province de l'Hadramaout, la région la plus riche en ressources naturelles du Yémen. Une frappe qui ne visait pas les Houthis - la milice pro-iranienne et ennemie de la coalition emmenée par l’Arabie saoudite au Yémen -, cette dernière étant absente de cette région.
Riyad a cette fois voulu détruire une livraison d’armes venue par mer depuis les Émirats arabes unis, un pays pourtant allié dans la guerre que mène l'Arabie saoudite contre les Houthis depuis mars 2015.

Pourquoi l’Arabie saoudite a-t-elle utilisé la force contre une cible qui peut apparaître comme "amie" ? En réalité, "les Saoudiens et les Émirats arabes unis sont en désaccord sur les objectifs au Yémen depuis un certain temps et cette attaque sur Al-Moukalla est une manière pour Riyad de signifier à Abu Dhabi que sa patience a des limites", explique Clive Jones, directeur de l’Institute for Middle Eastern and Islamic Studies de l’université de Durham (Royaume-Uni).
Au centre des tensions entre les deux "alliés", il y a une force armée très influente dans le sud du Yémen : le Conseil de transition du Sud (STC). Ce mouvement séparatiste, soutenu par les Émirats arabes unies, a lancé une offensive début décembre pour s’emparer de territoires dans la province de l’Hadramaout.
Or, son avancée ne convient pas du tout aux autorités saoudiennes. "L’objectif de l’Arabie saoudite est l’établissement d’un Yémen unifié afin d’assurer la sécurité tout le long de l’immense frontière entre les deux pays. Mais le Conseil de transition du Sud cherche de plus en plus ouvertement à rétablir la souveraineté de ce qui était entre 1967 et 1990 le Yémen du Sud [République démocratique populaire du Yémen, NDLR]", explique Clive Jones.
Riyad affirme que la cargaison visée par la frappe de mardi matin contenait des armes destinées au STC. L’Arabie saoudite accuse donc les Émirats arabes unis d’aller à l’encontre de ses intérêts au Yémen.
Riyad vs les ambitions d'Abu Dhabi
D'autant plus que le Conseil de transition du Sud est souvent présenté comme un pion qu’Abu Dhabi manœuvre à sa guise au Yémen. Mais cela est à la fois vrai et faux. Ce mouvement séparatiste fondé en 2017 "est dépendant des Émirats arabes unis tout en ayant ses propres objectifs [la création d’un État indépendant au sud du Yémen, NLDR]. Ce n’est pas une simple marionnette : il a sa base d’influence dans le sud et ses intérêts locaux, et ils coïncident avec ceux d’Abu Dhabi dans la région. En revanche, pour ce qui est de l’aspect militaire, ce mouvement dépend de l’équipement, de la formation, du financement et du parrainage politique émiratis", résume Andreas Krieg, spécialiste des questions de sécurité au Moyen-Orient au King’s College de Londres.
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Il est vrai que les Émirats arabes unis voient d’un bon œil l’influence grandissante d’un groupe qui dépend d’eux dans le sud du pays… Une région stratégique pour Abu Dhabi. "Les Émirats arabes unis ont développé depuis le début du conflit au Yémen des intérêts stratégiques et économiques de plus en plus importants le long de la Corne de l’Afrique et le sud du Yémen [qui donne sur le très stratégique golfe d’Aden] joue à cet égard un rôle crucial", explique Vincent Durac, spécialiste du Yémen et de la politique au Moyen-Orient à l’université de Dublin.
À travers le Conseil de transition du Sud, ils “réussissent à contester l’influence que l’Iran et l’Arabie saoudite peuvent avoir dans cette région”, précise-t-il.
Et jusque là, l’Arabie saoudite était bien obligée de laisser faire… Jusqu’à un certain point. En effet, Riyad "a besoin du STC au sein de sa coalition car sans ce mouvement et son influence, le front anti-Houthis s’effondrerait au sud", note Andreas Krieg.
Les frappes sur Al-Moukalla servent donc de rappel à l’ordre. "Le contrôle de la région d’Hadramaout, qui abrite notamment 80 % des réserves de pétrole du pays, est crucial pour tous les belligérants du conflit", assure Vincent Durac.
Cette attaque permet à "l’Arabie saoudite de rappeler qu’elle fixe les règles du jeu au sein de la coalition anti-Houthis et qu’elle a le dernier mot sur qui fournit des armes à qui, surtout au moment où Riyad procède à une désescalade du conflit au Yémen", précise Andreas Krieg.
Risque d'escalade ?
Message reçu par les Émirats arabes unis ? Ils ont contesté, mardi, le fait que des armes se trouvaient à bord des bateaux arrivés dans le port d’Al-Moukalla, précisant qu’il n’y avait que des véhicules blindés destinés aux forces émiraties présentes dans la région.
Pour autant, les experts interrogés ne pensent pas qu’ils soient prêts à une confrontation directe avec l’Arabie saoudite. "Aucun des deux pays n’a envie que la situation s’envenime encore plus au Yémen", assure Vincent Durac. "Cela pourrait nuire à la stabilité régionale et à leur intérêt économique commun", précise Andreas Krieg.
Pour lui, le Yémen est en train de devenir l’un des baromètres des relations entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. "Il y a des limites informelles qui sont en train de se mettre en place et au sein de celles-ci, les deux pays chercheront à pousser leurs avantages jusqu’à ce que l’autre fasse savoir, à travers des épisodes comme les bombardements à Al-Moukalla qu’une frontière vient d’être franchie", analyse Andreas Krieg.
Encore faut-il "que les groupes affiliés comme le Conseil de transition du Sud jouent le jeu", ajoute Vincent Durac. C’est la grande inconnue qui "est l’un des moteurs les plus sous-estimé d’escalade des tensions au Yémen. Le STC n’est pas un instrument télécommandé : il va chercher à profiter des occasions pour essayer de gagner du terrain", prévient Andreas Krieg.
Cette crise a, en tout cas, étalé au grand jour les fragilités de la coalition emmenée par l’Arabie saoudite et la difficulté de maintenir l’équilibre, "ce qui doit réjouir les Houthis", conclut Clive Jones.
