
Depuis août 2025, la Russie a livré 19 cargaisons de GNL sanctionné à la Chine. © Studio graphique France Médias Monde / MarineTraffic-Javier Lana Amurrio
Le bateau était scruté par les analystes du secteur. Lundi 8 décembre, le méthanier Valera – un cargo transportant du gaz naturel liquéfié (GNL) – est arrivé au terminal de Beihai, dans le sud-est de la Chine. Cette arrivée, visible sur les données publiques de suivi maritime, a été confirmée par le fournisseur mondial de données et d'analyses Kpler. Le méthanier a aussi été observé sur une image satellite prise environ une heure avant son arrivée au port et fournie par Planet Labs PBC. On le voit se diriger vers le terminal, à environ 6 km de celui-ci.

Si ce méthanier était particulièrement suivi, c’est parce qu’il transportait du GNL originaire de Portovaya, une usine de liquéfaction de gaz naturel russe située sur la mer Baltique et exploitée par le géant russe Gazprom.
Il s’agit de la première cargaison exportée à l’étranger par cette usine depuis janvier 2025, date à laquelle elle a été placée sous sanctions américaines par l'administration Biden. Le Valera - lui aussi sanctionné par les États-Unis et l’Union européenne - a ainsi déchargé près de 160 000 tonnes de GNL, selon Kpler.
Le GNL, du gaz naturel refroidi à -160 °C pour lui donner une forme liquide et faciliter son transport, fait partie intégrante de la stratégie d’exportation de gaz de la Russie. Le pays, qui produisait en 2022 8% du GNL mondial, prévoit de tripler sa production d’ici 2030. Mais alors que les revenus issus de sa vente contribuent - comme pour le pétrole ou le gaz par gazoduc - à financer la guerre en Ukraine, les puissances occidentales ont sanctionné plusieurs des usines produisant ce gaz et des navires le transportant.
En 2024, une flotte fantôme pour tenter d’exporter le GNL
Face aux sanctions, la Russie avait cherché en 2024 à constituer une "flotte fantôme" pour exporter du GNL, comme elle le fait pour le pétrole.
Elle avait notamment cherché à exporter le GNL d’Arctic LNG 2, une usine dans l’Arctique russe sanctionnée par les États-Unis fin 2023. Exploité par le premier producteur russe, Novatek, c'est l'un des projets phares de la stratégie énergétique russe, qui devrait, à terme, produire 19,8 millions de tonnes annuelles de GNL.
En août 2024, la rédaction des Observateurs avait ainsi montré comment des navires avaient chargé du GNL de cette usine tout en dissimulant leur présence. Ces méthaniers avaient été identifiés en train de falsifier leurs données AIS - censées indiquer en permanence où ils se trouvent -, une pratique nommée "spoofing". Ces bateaux étaient par ailleurs souvent liés à des sociétés opaques domiciliées dans des pays connus pour leur manque de transparence, ou naviguaient sous pavillon de complaisance – des pratiques fréquemment utilisées par les flottes fantômes pour masquer leurs véritables propriétaires.
Mais si plusieurs méthaniers avaient été chargés en 2024, aucun d’entre eux n’était alors parvenu à vendre son GNL, rapporte la publication gCaptain. Les cargaisons étaient restées dans des barges de stockage flottantes ou dans des méthaniers immobilisés en mer.
Un million de tonnes de GNL russe sanctionné livré à la Chine
Mais la situation a brusquement évolué en août 2025. Au moment où Donald Trump et Vladimir Poutine se rencontrent en Alaska pour un sommet dédié à la guerre en Ukraine, plusieurs de ces méthaniers sont repérés par des analystes en train de lever l'ancre ou de changer de route. Treize jours plus tard, l’un d’eux décharge sa cargaison au terminal chinois de Beihai.
Au total, au moins 18 cargaisons de GNL d’Arctic LNG 2 ont été livrées à ce terminal en un peu plus de trois mois, entre le 28 août et le 9 décembre. Neuf méthaniers, tous sanctionnés par les États-Unis ou l’UE, ont été mobilisés pour les transporter et plus d’un million de tonnes de GNL sanctionné sont ainsi parvenues en Chine, selon Kpler.

Comment expliquer ce changement de comportement de la Chine, qui n’importait jusqu’alors que du GNL russe non sanctionné ? Anne-Sophie Corbeau, chercheuse au Centre global de politique de l'énergie, à l'université Columbia, explique :
"On a une nouvelle administration américaine, tout simplement. Quand Arctic LNG 2 a commencé à produire l'an dernier, on avait une administration américaine déterminée à ce que les bateaux n’arrivent pas à destination. Maintenant, on a un nouveau président qui semble plus aimable envers Vladimir Poutine. Jusqu'à très récemment, où il y a eu des mouvements envers les compagnies pétrolières, on n'avait pas reçu beaucoup de signaux menaçants à l'encontre de la Russie. Donc les Russes et les Chinois se sont dit : ‘on va tenter’".
"Ils sont revenus de l’ombre"
Ces livraisons en provenance d’Arctic LNG 2 non seulement ont lieu, mais elles s’opèrent au grand jour. Les bateaux qui avaient, en 2024, falsifié leurs coordonnées pour charger des cargaisons de cette usine ravitaillent aujourd’hui Beihai avec ce GNL en gardant leur transpondeur AIS allumé. Ils sont tous revenus sous pavillon russe au cours de l’année passée et sont désormais détenus par des entreprises russes.
Kjell Eikland, directeur général d'Eikland Energy, une société de conseil dans le domaine de l'énergie, estime :
"Ils ont tous été réenregistrés en Russie et ne cachent plus leurs positions. Ils sont, en quelque sorte, revenus de l’ombre. D'une part, ils ne craignent plus les sanctions et, d'autre part, ils ont compris qu'ils finiraient par être démasqués de toute façon. Il n'a fallu que quelques jours pour que l'industrie du GNL se lance à leur poursuite, cherchant les navires sur les images satellite.

Le Valera, lui, bat pavillon omanais. L'adresse associée à son gérant sur la base de données Equasis est située aux Émirats arabes unis et correspond à celle d'un hôtel.

Et dans le cas de la récente livraison survenue le 8 décembre, force est de constater que le Valera n'a pas tenté de cacher sa position, gardant son transpondeur allumé pendant la quasi-totalité du voyage. "Il s'agit d'une livraison directe au terminal de Beihai", détaille Kpler à notre rédaction. "La transparence de cette livraison témoigne d'une diminution des réticences chinoises à importer des produits russes sous sanctions", analyse aussi dans un article Malte Humpert, journaliste d’investigation pour gCaptain.
Si la Russie se repose sur une flotte fantôme pour écouler son pétrole, constituer une telle flotte pour le GNL est en fait bien plus difficile. Il est d’abord plus aisé pour les analystes de surveiller les ports, car les méthaniers ne peuvent se rendre que dans un nombre limité de terminaux de liquéfaction et de regazéification. Même chose pour les bateaux : il existe plus de 8 000 pétroliers dans le monde contre seulement 700 méthaniers, expliquait un analyste du site Internet Natural Gas World à notre rédaction.
"Envoyer un message à l’Ouest"
Quoi qu’il en soit, la livraison pour la première fois de GNL russe sanctionné issu d’un autre projet qu’Arctic LNG 2 témoigne, selon Kpler, "d'un approfondissement des liens énergétiques sino-russes dans le contexte de sanctions".
Mais pourquoi ce GNL intéresse-t-il tant la Chine ? Malte Humpert explique à notre rédaction :
"La Chine obtient jusqu'à 40 % de réduction. C'est du GNL bon marché tout en envoyant un message aux États-Unis et à l'Occident : la Chine fait ce qu'elle veut, même face aux sanctions. Si travailler avec la Russie a un sens économique et géopolitique, la Chine le fera."
La première livraison de GNL russe sanctionné à Beihai était d’ailleurs survenue quelques jours seulement avant la visite de Vladimir Poutine en Chine dans le cadre du sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, pendant lequel Moscou et Pékin étaient parvenus à un accord pour construire Power of Siberia 2, un gazoduc géant qui doit relier les deux pays.
Pour Anne-Sophie Corbeau, il s’agit aussi d’un moyen pour la Chine de manifester son indépendance vis-à-vis du GNL des États-Unis, premier exportateur mondial : "C'est un signal qu'envoient la Chine et la Russie aux États-Unis pour leur dire : 'Finalement, on n'a peut-être pas besoin de votre GNL'."
Projets (géo)stratégiques pour la Russie
Du côté russe, l’intérêt est également politique, selon Kjell Eikland :
"Cela ne leur fait pas vraiment gagner d'argent. C'est beaucoup de travail, avec un système de livraison très complexe, pour appliquer, au final, des rabais de 40 %. Mais ils ont considéré cela comme des coûts irrécupérables [déjà engagés dans ces projets]. Et ils ont du personnel à bord des navires et dans l'usine ; ils ne peuvent pas tout arrêter. C'est symbolique, politique. Ils veulent envoyer un message."
Il pourrait aussi s’agir d’une manière d’anticiper les sanctions à venir, alors que l’UE a décidé le 3 décembre 2025 d’interdire l’importation de tout GNL russe dès janvier 2027. "L'Europe va arrêter d'importer du GNL russe. Il va falloir que ce GNL aille quelque part", explique Anne-Sophie Corbeau.
La chercheuse pointe aussi du doigt "l’intérêt géostratégique et géopolitique" que représente la "route maritime du Nord" pour la Russie – route qui permet de relier l’Europe de l’Ouest à l’Asie via l’Océan Arctique. "Ces projets du Nord sont absolument essentiels. Il faut continuer à les garder ouverts."

"Le président Trump veut éviter une escalade avec la Chine"
Si la Chine ne craint pas les sanctions américaines, c’est notamment grâce à la configuration mise en place pour accueillir ce GNL, explique Anne-Sophie Corbeau :
"Ils ont pris un terminal bien spécifique qui est possédé par un acteur qui n'est pas exposé a priori aux sanctions américaines et qui n’est pas exposé aux échanges en dollars. Et ils l'ont isolé."
Malte Humpert est du même avis, estimant que les sanctions britanniques imposées en octobre sur ce terminal - qui ne reçoit désormais que des cargaisons russes - ont peu de chances d’être efficaces.
Selon Anne-Sophie Corbeau, il pourrait toutefois être possible de faire pression sur la Chine, notamment "en sanctionnant l’entreprise derrière le terminal, en mettant la pression sur les droits de douane, ou en découvrant qui consomme ce GNL et s’ils peuvent être exposés à des sanctions."
Mais ce n’est pas forcément ce que souhaite Washington, estime la chercheuse : "Je pense que le président Trump veut éviter une escalade avec la Chine. Car Pékin peut éventuellement répliquer sur les minéraux critiques."
Le 24 octobre dernier, quatre sénateurs démocrates américains ont d’ailleurs dénoncé "le laxisme" de l’administration Trump dans l’application des sanctions contre Arctic LNG 2. "Le GNL issu du projet Arctic LNG 2 représente une source de revenus énergétiques de plusieurs milliards de dollars pour la machine de guerre de Poutine", avait ainsi déclaré la sénatrice démocrate Elizabeth Warren.
Une flotte fantôme chinoise ?
Si de nombreuses cargaisons russes ont été livrées au grand jour, certains événements récents demeurent toutefois entourés de mystère.
Trois mois avant le Valera, un autre méthanier lié au projet et également sanctionné par les États-Unis, le Perle a quitté Portovaya, chargé, direction l’Asie. Plus de trois mois plus tard, le 18 octobre, il a été identifié au large de la Malaisie, aux côtés d’un autre méthanier, le CCH GAS, alors engagé dans une pratique de "spoofing". Les deux méthaniers avaient effectué un transfert de navire à navire, une pratique couramment utilisée par les flottes fantômes pour transborder en pleine mer des cargaisons, en masquer l’origine et ainsi contourner les sanctions.

Le CCH Gas - qui n’a pas communiqué sa localisation depuis le transfert - a alors été identifié par les analystes comme pouvant faire partie d'une flotte fantôme chinoise naissante et susceptible d’être utilisée par Gazprom pour exporter de manière dissimulée le GNL de Portovaya. Cette flotte embryonnaire pourrait également viser à anticiper les futures sanctions européennes à l’encontre du mégaprojet Yamal, qui approvisionne l’Europe en GNL, souligne Malte Humpert.
Désactivation de son signal AIS, rachat récent par des "intérêts chinois", utilisation d’un pavillon de complaisance... Le CCH Gas présente en effet plusieurs caractéristiques habituelles des navires fantômes. Il a été observé le 8 décembre au large de Hong Kong, et, selon Kjell Eikland, tout indique qu’il transporte toujours la cargaison de GNL sanctionné provenant de Portovaya.
