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Quel bilan pour Ahmed al-Charaa, un an après la chute d’Assad en Syrie ?
Un an après la chute de Bachar al-Assad, la Syrie tente de se reconstruire sur les ruines d’un conflit qui a duré plus de 13 ans. Une transition fragile sous la direction d’Ahmed al-Charaa, ex-chef rebelle devenu président intérimaire. Économie exsangue, institutions embryonnaires, pays morcelé... les défis sont énormes.
Le président Ahmed al-Charaa lors de la signature d'un protocole d'accord pour l'investissement en Syrie, à Damas, en Syrie, le 6 août 2025. REUTERS - Khalil Ashawi

C’était il y a un an. Le 8 décembre 2024, les troupes du groupe islamiste Hayat Tahrir al‑Cham (HTC ou HTS) entraient triomphalement dans Damas. La capitale syrienne tombait après une offensive éclair et la fuite du président Bachar al-Assad. Quelques heures plus tard, Abou Mohammed al-Joulani, architecte de la chute du dictateur, faisait une entrée triomphale dans la Grande mosquée des Omeyyades. Tout un symbole, après 13 ans de guerre.

Le très redouté chef de guerre s’emploie dès lors à se donner une image plus modérée, et le nouvel homme fort de Damas troque le treillis militaire pour le costume cravate. Un retour à la vie civile qu’il entérine par la reprise de son vrai patronyme : Ahmed al-Charaa. Dès les premières interviews accordées aux médias internationaux, le ton est mesuré, les mots choisis avec soin. Mais le président de transition divise. Encore aujourd’hui.

"Les plus optimistes, qui s’attendaient à voir la démocratie s’installer en Syrie, dressent aujourd’hui un bilan désastreux, explique Benjamin Fève, spécialiste de la Syrie et analyste senior au cabinet de conseil Karam Shaar Advisory Limited. Pour les plus pessimistes, qui voyaient un scénario à la libyenne, c’est plutôt positif. Finalement, pour ne pas caricaturer, la Syrie s’en sort pas trop mal. Elle a retrouvé sa place au sein du concert des nations. Elle a vraiment été retirée de son isolement diplomatique, politique et économique. C’est une très bonne chose."

Ahmed al-Charaa, de vétéran du jihadisme international à président de transition

Depuis un an, le président de transition Charaa multiplie en effet les visites en Occident. Après la France en mai dernier, c’est à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU qu’il prononce un discours en septembre, le premier d’un président syrien depuis 1967. Il promet alors des poursuites contre les responsables du bain de sang, mais aussi de respecter les droits humains. Le 6 novembre, le Conseil de sécurité décide de lever les sanctions économiques et salue le début d’une "nouvelle ère".

"Dès les premiers jours de sa prise de pouvoir, sa priorité a été de montrer à la communauté internationale qu’il était prêt à travailler avec elle si elle levait les sanctions économiques. C'est quelqu'un d'extrêmement pragmatique et visiblement très fort quand il est en interaction avec les grands leaders mondiaux comme Donald Trump, Recep Tayyip Erdogan ou encore Emmanuel Macron", explique Aghiad Ghanem, docteur en relations internationales à Sciences Po.

En novembre, l’homme dont la tête avait été mise à prix par le FBI, est reçu par Donald Trump à la Maison Blanche. Le président américain, qui l’avait déjà qualifié de "jeune homme charmant" quelques mois auparavant, promet la levée des sanctions imposées par la loi César. Adoptée en 2019, cette législation a notamment banni la Syrie du système bancaire international et des transactions en dollars. À ce jour, le Congrès américain n’a toujours pas abrogé le texte.

"Elle n'a été que suspendue pour 180 jours renouvelables. Cela signifie que pour des projets d’investissement dans le secteur de l'énergie, où il faut des mois, voire des années, c’est trop court, précise Benjamin Fève. Des investisseurs potentiels n'iraient pas risquer leur capital en sachant que potentiellement les sanctions pourraient être réimposées. Et on connaît le dynamisme de la politique du président américain, qui peut très vite changer d'avis."

Le secteur bancaire syrien, totalement isolé pendant la dictature de Bachar al-Assad peine, n’a pas encore rétabli ses liens de correspondances à l’international. "Il est très difficile d'envoyer de l'argent en Syrie, poursuit l’analyste. Il est presque impossible de financer des importations et des exportations par exemple. Sans ces liens interbancaires l'économie va mettre un peu de temps avant de se rétablir."

Face à l’impossibilité de relancer l’industrie ou l’agroalimentaire, le marché est inondé de produits étrangers. "Les produits turcs, chinois, l'essence de contrebande, entrent facilement sur le marché syrien", précise Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique de la Syrie et maître de conférences à l’université Lyon II. L'industrie, elle, est à l'arrêt depuis décembre parce qu’avec quelques heures d'électricité par jour et la concurrence, ça ne sert à rien d'essayer de produire quelque chose. Vous ne vendrez pas ", poursuit-il.

90 % des Syriens sous le seuil de pauvreté

Sur le terrain, le quotidien de la population peine donc à s’améliorer. "Il y a toujours les mêmes pénuries. L'accès à l'électricité s'est un peu amélioré, mais avec une inflation des prix qui est absolument catastrophique", ajoute Aghiad Ghanem, précisant que de nombreux Syriens se privent de courant faute de pouvoir payer la facture.  

La paupérisation de la société se poursuit. Inexorablement. "Davantage de Syriens sont passés sous le seuil de pauvreté en 2025, mais c’est l’héritage des Assad. Ces dernières années, ils ont mis en place une économie de captation et de prédation du peu de ressources qui entraient en Syrie du fait de la guerre et des sanctions internationales, poursuit le sociologue. Les commerçants étaient harcelés. Le pouvoir faisait en sorte que les Syriens soient sans travail, sans revenu, sans électricité avec une inflation et des pénuries terribles. C’est la continuité de cela."

Selon Benjamin Fève, les caisses de l’État sont désespérément vides. "Le PIB a été divisé par trois, le pays ne commerce avec personne et le budget de l’État est d’à peine deux milliards de dollars. Ce n’est rien." Si les nouvelles autorités ont pu payer les fonctionnaires, c’est avec l’aide du Qatar et de l’Arabie saoudite. "Les salaires sont passés de 20 à 80 dollars par mois, mais ils ont aussi licencié la moitié des fonctionnaires. Ils se sont engagés à les payer pendant un an ou deux pour stabiliser le pays", précise Fabrice Balanche.

Depuis la chute du régime, la livre syrienne qui avait perdu 99 % de sa valeur pendant la guerre, reste stable à environ 13 000 pour 1 euro. Très peu de billets sont cependant en circulation. "Vous n'avez pas le droit de retirer plus de 20 ou 30 dollars en livres syriennes par semaine", détaille le spécialiste de la Syrie en soulignant le caractère artificiel de cette pénurie. De nouvelles coupures – sans l’effigie de Bachar al-Assad – doivent entrer sur le marché le 8 décembre.

État fort centralisé ou fédéral ? L’éternel dilemme

Mais pour lancer le chantier titanesque de la reconstruction, dont le coût est estimé à 216 milliards de dollars par la Banque mondiale, le président de transition doit garantir une situation sécuritaire apaisée. Et notamment face aux groupes jihadistes. "L'État islamique est un sujet de sécurité nationale pour la France et d'autres pays en Europe ou en Occident, analyse Aghiad Ghanem. Même à l’échelle interne, cette question de la lutte contre des factions très radicales non syriennes, qui sont toujours dans le pays, commence aussi à générer beaucoup de frustrations. Charaa est obligé de réagir. Encore une fois, c'est quelqu'un de très pragmatique."

Lors de sa visite à Washington, le président de transition a annoncé l’intégration de la coalition internationale antijihadiste dirigée par les États-Unis. "C'est une preuve d'intelligence politique et diplomatique, estime Benjamin Fève. Les autorités ont des renseignements à partager avec les Américains pour combattre Daech et le pouvoir syrien pourra se consolider en éliminant cette menace. C’est gagnant-gagnant. "  

Une alliance qui dépasse aussi l’EI. L’analyste rappelle que les Américains ont bombardé des camps près d’Idlib, fief du leader. "Ahmed al-Charaa n’a pas envie de voir des groupes rivaux se développer ou se renforcer. " Pour Fabrice Balanche, il s’agit avant tout d’une stratégie contre les Kurdes. "L’objectif est de dissoudre les Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par les États-Unis et sur lesquelles repose la lutte anti État islamique", insiste-t-il.

Les relations entre Damas et les Kurdes restent effectivement tendues. Le chef des FDS Mazloum Abdi s’est retiré de l'accord du 10 mars qui prévoyait leur intégration à un État centralisé. Les massacres commis sur la minorité alaouite, dont est issu Bachar al-Assad, suscitent la méfiance des Kurdes sur la volonté d’Ahmed al-Charaa de garantir les droits des minorités syriennes. Ils refusent un État centralisé autoritaire et plaident pour un fédéralisme. 

Même chose pour les Druzes. "Il y avait beaucoup de possibilités d'innover politiquement et de sortir de cette dialectique État centralisé ou fédéralisé. Les Druzes ont construit une forme d’autonomie, rappelle Aghiad Ghanem. Peut-être qu'il aurait fallu vraiment négocier pour voir comment inclure cette forme de politique dans le nouveau système syrien, plutôt que de mettre les uns et les autres face à ce choix. État fort centralisé ou État fédéral de l'autre, c’est assez stérile. Ce n’est pas comme ça qu'on va s'en sortir."

Un président fort qui contrôle tout. Un système aux airs de l’ancien régime confirmé par la nouvelle constitution. "Charaa n'a pas prononcé le mot démocratie depuis qu'il est arrivé au pouvoir, et ça n'a pas du tout l'air d'être parmi ses priorités, ajoute Aghiad Ghanem. D'ailleurs, ça n'a plus l'air d'être une exigence des partenaires occidentaux comme ça a pu l'être par le passé (avec Assad NDLR). L'usage de ses factions illégales rappelle des heures sombres du passé syrien, parce qu'il y avait effectivement dans le régime Assad cette tendance à avoir d'un côté des forces armées réglementaires qui pouvaient se comporter plus ou moins bien, et de l'autre d'obscurs services de sécurité, renseignement, faction, milices qui commettaient les pires exactions."

Si le pluralisme n’est pas d’actualité en dépit des élections législatives indirectes d’octobre 2025, reste que les Syriens ont retrouvé une certaine liberté de parole. "Tous les jours à Damas, les gens se retrouvent et discutent, critiquent le nouveau gouvernement en place, souligne Benjamin Fève. C’est sans précédent depuis 70 ans."

La mobilisation se fait par le bas. "Les Syriens se retrouvent notamment dans des groupes informels sur Facebook, confirme Aghiad Ghanem. Ils discutent de ce que c’est qu’être Syrien aujourd'hui. Il y a des réunions dans des restaurants, des cafés… ça se passe simplement". Bien que la nouvelle Constitution garantisse le droit de créer des partis politiques, la loi cadre tarde à se concrétiser. "Aujourd'hui, il est impossible de créer un parti pluraliste, transcommunautaire. Si le pouvoir ne prend pas en compte les clivages politiques, la dimension contestataire finira par s’exprimer dans des replis identitaires violents et peser sur la transition."