La zone qui mène au village de Bilozerka, situé dans la région de Kherson dans le sud de l’Ukraine, est un terrain de jeu parfait pour un drone : de larges champs cultivés, pas de reliefs et des routes bien identifiées. Située à environ 10 kilomètres des positions russes, la localité ukrainienne est largement à portée des drones russes.

Cette photo publiée par l’OCHA sur son compte Twitter le 14 octobre 2025 montre deux camions du convoi frappés par des drones russes à un kilomètre à l’ouest du village de Bilozerka. Les camions portent le logo du “WFP” (Programme alimentaire mondial) devant et sur leur côté, et “UN’ sur leur toit. (localisation : 46.634260, 32.420163) © X / OCHA_Ukraine

Mardi 14 octobre au matin, un convoi de camions du Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU (OCHA) et de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) se dirige vers Bilozerka. Les camions transportent des produits hygiéniques, médicaments et autres denrées humanitaires destinées aux habitants du village. Les véhicules affichent clairement les logos de l’ONU, l’OMS et du Programme alimentaire mondial.

Le convoi est pourtant pris pour cible par au moins trois drones FPV russes – acronyme anglophone désignant les engins contrôlés par le biais d'une "vue à la première personne" ("first-person view" en anglais). Il s'agit de petits drones équipés d’une charge explosive et d'une caméra qui permet le pilotage en immersion. L’opérateur porte un visiocasque lui permettant de visualiser l'environnement du drone et de diriger l'appareil vers sa cible, avant de détonner le drone.

Aucun blessé ni mort n’est à déclarer, mais deux camions ont été touchés par des drones, les rendant hors d’usage et détruisant la cargaison de l'un d'entre eux.

Dans la vidéo qu’il a postée sur TikTok le 14 octobre 2025, l’humanitaire volontaire filme un détecteur de drones installé sur le tableau de bord de son véhicule. L’appareil intercepte le signal de la caméra d’un drone russe FPV qui survole la scène. © TikTok/@piatak.yevhen

Selon un communiqué de l’OCHA, le convoi et son personnel ont ensuite essuyé des tirs d'artillerie alors qu’ils déchargeaient l’aide dans le village. Deux autres camions, arrêtés avant d’entrer dans la localité, ont été abandonnés en raison des frappes. Ces derniers ont par la suite subi d'autres tirs de drones FPV russes.

Pour l’OCHA, cette attaque constitue "une violation flagrante du droit international humanitaire et pourrait constituer un crime de guerre". Selon l’agence de l’ONU, l’attaque est d’autant plus dommageable que les civils vivant dans la zone "dépendent fortement de l’aide humanitaire".

"Nous avons immédiatement su qu’il s’agissait de drones"

Andrea De Domenico, responsable de l’OCHA en Ukraine, faisait partie de la mission. Contacté par la rédaction des Observateurs, il rapporte : 

"Quinze minutes après notre arrivée dans le village, des frappes d’artillerie ont commencé. Certains tirs étaient vraiment près de nous, à environ 200 mètres. 

Entre temps, là où les chauffeurs étaient, à environ trois kilomètres du reste du convoi, il y avait aussi des tirs qui les ont forcées à quitter les camions et s’éloigner avec le véhicule blindé qui les accompagnait. Au moment de la frappe des drones, les conducteurs des camions n’étaient donc pas dans les camions impactés.

Quand nous sommes revenus voir les camions, nous avons vu que les cabines des deux camions étaient endommagées. Nous avons immédiatement su qu’il s’agissait de drones, car les dégâts étaient relativement limités.  

À chaque fois que nous intervenons sur la ligne de front, nous prévenons systématiquement les deux parties du conflit : donc les Russes et les Ukrainiens étaient prévenus." 

Cette carte montre en vert les positions ukrainiennes séparées par le fleuve Dniepr de la zone occupée par les Russes (en rouge). Le village de Bilozerka est entouré en violet. © DeepStateMap

Des blogueurs russes publient la vidéo

Le lendemain, une vidéo apparaît sur les canaux Telegram de blogueurs militaires proches de l’armée russe. Ainsi, le canal Telegram du blogueur Alex Zov, intitulé "De Marioupol aux Carpates", publie une vidéo de l’attaque avec le commentaire suivant :

"Hier matin, l'ennemi a tenté de passer en colonne vers Kherson via le village de Bilozerka. La reconnaissance a détecté un déplacement de matériel à double usage et en quelques minutes seulement, les équipes de drones FPV du groupe Dniepr ont commencé à cibler le convoi."

Dans ce post, le terme "matériel à double usage" fait référence aux produits qui peuvent être utilisés à des fins civils ou militaires. Le blogueur sous-entend donc que le convoi de l’ONU transportait des équipements militaires, ce que l’OCHA dément.

Ce que les images disent du mode opératoire des drones russes

Sur fond de musique métal, ces images permettent de reconstituer l’attaque hautement coordonnée des drones russes. La vidéo a été géolocalisée par le compte de l’enquêteur en ligne Dominik.

Un premier drone FPV arrive par le flanc sud-est de la route avant se faire exploser contre le pare-brise du premier camion de l’ONU. Deux autres drones FPV percutent ensuite le deuxième camion. Les logos de l’ONU et du PAM sont clairement affichés sur le toit et la devanture des camions.

Sur cette capture d’écran de la vidéo partagée le 15 octobre par le blogueur russe Alex Zov sur Telegram, les lettres “UN” ainsi que la bande bleue sur le camion marquent l’appartenance des camions à l’ONU. © Telegram/osvedomitell_alex

Mais les FPV ne sont pas les seuls drones déployés sur zone. Situé plus en hauteur, un autre drone n’est pas chargé de frapper directement le convoi, mais d’observer les alentours et guider les drones FPV qui viennent s’écraser sur les camions.

Selon un enquêteur du groupe Tochnyi.info, cette tactique est révélatrice du mode opératoire des russes :

"Dans cette vidéo, les Russes utilisent un drone d’observation à voilure fixe pour guider les drones FPV vers la cible. Ce type de drone peut rester en l’air nettement plus longtemps que les drones FPV et les autres drones quadricoptères, qui sont largement utilisés par les deux camps pour des missions d’observation de courte durée, et dont l’autonomie de batterie est insuffisante pour surveiller une vaste zone.

Le type de drone d’observation utilisé dans ce cas dispose généralement d’un bon zoom optique et d’une haute qualité d’image. Les Russes ont donc pu parfaitement observer et identifier le camion en détail, même à cette distance."

Les drones FPV kamikaze déployés par les Russes contre le convoi de l’ONU le 15 octobre 2025 étaient accompagnés d’un drone d’observation avec un zoom puissant qui donnait une parfaite visibilité aux pilotes et les permettait de guider les drones FPV à leur cibles. © Telegram/osvedomitell_alex

"Human Safari"

La vidéo se termine par une séquence de trois minutes où un quatrième drone FPV survole la scène, dans ce que le blogueur appelle une "chasse libre". Le drone suit une voiture sur la route avant d'abandonner la poursuite.

Dans la légende de la vidéo, le blogueur Alex Zov s’adresse directement aux habitants de la zone : 

"Tout transport routier sera considéré comme une cible légale… Les civils doivent faire preuve d'une extrême prudence et vigilance. Limitez vos déplacements et quittez la zone si possible."

Depuis un an et demi, la chaîne d’Alex Zov publie en avant-première les vidéos des frappes de drones effectuées par les 18ᵉ et 49ᵉ armées russes sur la zone de Kherson.

Cette campagne a été surnommée "Human Safari" par les Russes, dont l'objectif est d’établir "une zone rouge" sur la ville de Kherson et sa région, interdisant ainsi tout déplacement. De nombreuses vidéos montrant des frappes délibérées contre les civils ont été documentées par des groupes d’enquêteurs en ligne comme le Center for Information Resilience ou encore le groupe Tochnyi. L’un de leur membre explique que le ciblage des civils est systématique :

"Les Russes veulent punir les habitants de Kherson parce qu’ils ont été forcés de quitter la ville en novembre 2022, en partie à cause de la résistance des civils ukrainiens locaux.

Au début, il s’agissait principalement de frappes d’artillerie occasionnelles et de bombes planantes guidées, mais à la mi-2023, des frappes de drones contre des civils ont commencé à apparaître au nord de la ville, et depuis, toute la zone a été visée. Depuis un an et demi, des drones sont déployés pour cibler spécifiquement les civils et les services de secours.

Les Russes demandent aux civils de quitter la région de Kherson, mais si les habitants sortent de chez eux, ils seront pris pour cible par des drones. Les Russes déclarent clairement que tout mouvement dans la zone sera ciblé : cela n’a aucun sens. Il s’agit donc d’une campagne de terreur à faible coût, menée au moyen de drones, mais aussi d’artillerie, de bombes planantes guidées et de roquettes."

À Kherson, les convois humanitaires ne sont pas les seuls à faire les frais des attaques de drones : les agriculteurs, les pompiers, mais aussi de simples civils sont régulièrement ciblés. En mai 2025, la Commission d'enquête internationale indépendante sur l'Ukraine de l’ONU affirmait que "les forces armées russes ont commis des meurtres de civils constitutifs de crimes contre l'humanité à l'aide de drones" dans la région de Kherson.