
Un manifestant brandit une pancarte contre la procureure générale Maria Consuelo Porras devant son bureau à Guatemala, la capitale du Guatemala, le 14 juillet 2023. © Moises Castillo, AP
Une bruine tombait sur la ville de Guatemala le 23 octobre 2023 lorsqu'Emy Gomez a reçu la nouvelle. "Ils ont assassiné ton père", lui a annoncé son mari par téléphone. "Mon monde s'est écroulé. Mon père a été tué de trois balles dans le dos dans l'est du pays, à l'endroit même où il avait l'habitude de se balader et à quelques pas du lieu où nous avions mené notre résistance", témoigne-t-elle.
Le père, Noé Gomez, était militant écologiste. Pendant des années, il s'était battu contre le développement de l'industrie extractive dans la région de Jutiapa, dans le sud-est du Guatemala. Un engagement qui lui avait valu une longue liste d'ennemis, des pressions et des menaces à répétition. "C'étaient des menaces très sérieuses, mais nous n'avons jamais su exactement qui en était à l'origine", raconte sa fille.
L'assassinat de Noé Gomez, à 69 ans, s'est produit alors que le Guatemala était plongé dans une crise d'une ampleur inédite. En octobre 2023, des milliers de manifestants, liés notamment aux mouvements indigènes, étaient descendus dans les rues et avaient bloqué de nombreuses routes stratégiques pour exiger la démission de la procureure générale Maria Consuelo Porras. Cette dernière était accusée de vouloir empêcher le président Bernardo Arévalo, fraîchement élu, d'entrer en fonction quelques semaines plus tard. Dans cette période marquée par une atmosphère révolutionnaire et des esprits échauffés, les assassins de Noé Gomez ont choisi de le faire taire définitivement.
"Nous n'avions pas d'autres ennemis que ceux contre lesquels mon père se battait", affirme Emy, qui tente toujours, deux ans plus tard, de retrouver les coupables. "On ne sait pas exactement qui sont les responsables, mais nous avons notre idée", poursuit-elle, avant de pointer du doigt trois entreprises de la région de Jutiapa : Jeroglificos de Guatemala S.A., Minera San Rafael et Alternativa de Energia Renovable S.A. Dans une région où l'eau manque cruellement, toutes sont accusées de contaminer les fleuves et rivières avec leurs déchets industriels.
Avant sa mort, Noé Gomez avait obtenu plusieurs décisions judiciaires contre ces entreprises. La plus marquante remonte à septembre 2018, lorsque la Cour constitutionnelle avait rendu un arrêt historique sur la "Consultation du peuple Xinca", confirmant la suspension d'un projet minier et ordonnant à l’État de consulter les communautés indigènes de la région – les communautés xincas – à qui appartenaient les terres sur lesquelles la mine était implantée. Se sont ensuivis cinq ans de discussions et de négociations, qui ont finalement abouti à la décision du Parlement xinca de refuser l’exploitation minière sur ces territoires. Une victoire pour Noé Gomez. Mais dans le processus, lui et sa famille ont fortement été exposés.
Après son assassinat, sa famille a demandé l'asile politique aux États-Unis. Deux frères d'Emy sont partis. Elle, qui a pourtant rempli tous les dossiers, attend toujours. "Je suis là, cachée. Voilà où nous en sommes : bouche cousue, en fuite. Ils font disparaître nos proches et nous n'avons même pas le droit de parler", fustige-t-elle.
"Le système de justice a été capturé"
Le dernier rapport de l'organisation Global Witness dresse un constat alarmant. En 2024, 146 défenseurs de la terre et de l'environnement ont été assassinés dans le monde. La Colombie arrive en tête avec 48 cas. Et avec 20 cas, le Guatemala, où vivent 17 millions de personnes dont 44 % d'indigènes, prend la deuxième position, dépassant des nations bien plus peuplées comme le Mexique ou le Brésil. Proportionnellement, le Guatemala affiche ainsi le taux d'assassinats d'activistes écologistes par habitant le plus élevé au monde.
Brenda Guillén dirige l'Unité de protection des défenseurs des droits humains du Guatemala (Udefegua). Elle identifie un schéma clair : "Si on observe les 20 personnes tuées, on remarque que plusieurs se mobilisaient à travers le Comité paysan de l'Altiplano (CCDA), une organisation nationale qui travaille depuis des années sur la sécurité juridique des peuples indigènes et revendique la propriété ancestrale des territoires."
Mais au-delà de cette surreprésentation des peuples indigènes et autochtones, comment expliquer que le nombre d'assassinats d'activistes écologistes ait quintuplé entre 2023 et 2024 ? Brenda Guillén pointe du doigt le Ministère public et sa cheffe, Maria Consuelo Porras, au cœur des manifestations d'octobre 2023.
Devenue la bête noire du chef de l'État progressiste Barnardo Arévalo, celle-ci entrave presque toutes les enquêtes pour détournements de fonds ou prises illégales d'intérêts visant les grands patrons, les personnalités politiques de droite et les militaires. Pour ce faire, l’une des tactiques de la procureure consiste à lancer des accusations contre les magistrats qui instruisent ces affaires. De nombreux juges sont ainsi contraints à l’exil pour éviter la prison. Maria Consuelo Porras est pourtant immuable, protégée par une immunité adossée au principe de séparation des pouvoirs.
"Le système de justice a été capturé. Les propriétaires terriens, les entreprises, les patrons des exploitations minières peuvent agir impunément", déplore Brenda Guillén. Et "quand le Ministère public n'enquête plus sur les agressions, il n'y a plus aucun coût – ni économique, ni politique, ni moral – à assassiner des défenseurs des droits humains."
Selon une récente étude de l'Udefegua, sur l'ensemble des plaintes déposées au parquet guatémaltèque, 87 % restent dans l'impunité totale. Et les 13 % qui parviennent devant les tribunaux n'aboutissent à une condamnation que dans moins de 1 % des cas.
"Nous comptions vraiment sur le changement de gouvernement et l'arrivée au pouvoir de Barnardo Arévalo", reconnaît Brenda Guillén. "Le président avait promis d'adopter dans les 90 jours suivant le début de son mandat un décret pour améliorer la protection des défenseurs des droits humains. Cela aurait pu atténuer le problème. Mais aujourd'hui, plus d'un an et demi après, rien n'a été fait", constate-t-elle, résignée.
"La corruption joue un rôle fondamental"
Loin de cette amélioration espérée, la situation semble ainsi empirer et la violence est montée d'un cran. En 2024, le Comité paysan de l'Altiplano a ainsi dénombré 21 de ses membres emprisonnés, plus de 3 100 dirigeants communautaires sous mandat d'arrêt, 12 communautés déplacées et 12 assassinats.
Plus récemment, le 13 août, le leader indigène Leocadio Juracan se trouvait à l'aéroport de la capitale Guatemala et s'apprêtait à embarquer pour Johannesburg, en Afrique du Sud, où il devait représenter le Comité paysan de l'Altiplano lors d'une conférence internationale, quand il a été interpellé par la police puis emprisonné.
L'ancien député de 56 ans a découvert les raisons de son arrestation le lendemain : incendie forestier, collecte et commerce illégal de produits forestiers, dommages au patrimoine national. Des délits qu'il aurait commis dans le département d'Izabal, dans le nord-est du pays, où opère l'entreprise minière d'extraction de nickel Mayaniquel, souvent accusée de tentatives de corruption des autorités.
"La corruption joue un rôle fondamental. C'est par elle que s'achètent les licences pour exploiter les ressources sur les territoires" des 22 peuples mayas, du peuple xinca et du peuple garifuna, insiste l'activiste. Et dès que les peuples manifestent "leur intention de défendre leur territoire, la situation bascule dans la violence".
Aujourd'hui en résidence surveillée, Leocadio Juracan attend son audience prévue le 5 février prochain. Il espère être innocenté en prouvant qu'il n'était pas sur les lieux des faits. Mais avec un système judiciaire corrompu, il craint un procès truqué et une condamnation injuste. Ce qui l'effraie plus encore ? Être réduit au silence pour toujours, comme d'autres activistes pour le climat avant lui.
Cet article a été adapté de l'espagnol par Cyrielle Cabot. L'original est à retrouver ici.