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Endoctrinement, militarisation : que font les Russes des enfants ukrainiens enlevés ?
Deux études récentes permettent de mieux comprendre où sont envoyés des milliers d’enfants ukrainiens enlevés par la Russie et les contours de l’endoctrinement qui leur est imposé. Grâce à un vaste examen de sources ouvertes et à des témoignages inédits d’enfants ukrainiens revenus de Russie.
Une manifestation à Bruxelles en 2023 pour dénoncer l'enlèvement d'enfants ukrainiens par les Russes. © Nicolas Maeterlinck, AFP

Un hôtel à Krasnodar, un monastère de la région de Rostov ou encore des écoles militaires dans la partie occupée par les Russes de l’oblast de Donetsk en Ukraine et aussi non loin de la ville russe de Volgograd... En tout, l’Humanitarian Research Lab de l’université de Yale a identifié 210 sites en Russie ou dans des territoires sous contrôle russe utilisés pour accueillir des enfants et adolescents ukrainiens déplacés ou déportés de force dans un rapport mis en ligne mardi 16 septembre.

Ce vaste réseau d’installations s’étend sur plus de 5 630 km, des rives de la mer Noire en Crimée jusqu’à la côte Pacifique de la Russie. Cet effort "sans précédent de rééducation [d’enfants ukrainiens, NDLR] concerne des installations dans 59 régions et territoires temporairement occupés", souligne le rapport de l’Humanitarian Research Lab. Cette unité de l’université de Yale tente depuis 2022 d’établir une carte aussi complète que possible de tous les sites que la Russie a mobilisés ou construits pour accueillir ces jeunes séparés de leur famille ou maison.

Des milliers d'enfants

Le scandale des enfants ukrainiens kidnappés est dénoncé depuis le début de la guerre à grande échelle en Ukraine. Si l’ampleur du phénomène est difficile à quantifier précisément, il concerne au moins 19 000 enfants selon l'organisation ukrainienne Bring Kids Back. Maria Alekseyevna Lvova-Belova, la commissaire aux droits de l’enfant de Vladimir Poutine, est même accusée de "crime de guerre" pour "déportation illégale de population" par la Cour pénale internationale.

Endoctrinement, militarisation : que font les Russes des enfants ukrainiens enlevés ?
© Studio graphique France Médias Monde

La Russie conteste ces affirmations, niant être impliquée dans la "déportation de populations". Elle affirme toutefois avoir accueilli des enfants "évacués" des zones de combat en Ukraine.

Après les révélations sur l’existence et l’accélération des kidnappings depuis 2022 – ceux-ci ont commencé en 2014 après l’annexion de la Crimée –, les interrogations sur les destinations et le sort réservé à ces enfants ont pris de plus en plus d'importance. Le dernier rapport de l’Humanitarian Research Lab répond en partie à toutes ces questions.

En se basant sur des données ouvertes, l’analyse de photos satellite et la veille des réseaux sociaux et médias russes, ces experts ont ainsi pu établir que les enfants enlevés ont été envoyés dans huit catégories d’établissements : hôtels, bâtiments religieux, camps de "vacances", écoles militaires, bases militaires, hôpitaux et cliniques, écoles et universités, orphelinats et sanatoriums (dans le sens soviétique de camps de repos pour travailleurs).

Il peut s’agir de lieux de transit – notamment des orphelinats dans le cas d’enfants ensuite proposés à l’adoption – ou de destinations à plus long terme, comme les écoles militaires.

La plupart des établissements identifiés par le rapport existaient déjà avant le début de l’offensive de grande envergure en Ukraine et ne servent pas seulement à l’accueil des enfants ukrainiens kidnappés. C’est notamment le cas des établissements scolaires. Mais la Russie a aussi construit ou agrandi des sites spécifiquement pour ce programme de déplacement forcé de population. C’est ce qui s’est passé pour 23 % des sites analysés, estiment les experts de l’Humanitarian Research Lab. Ils ont notamment constaté que dans la partie du Donbass sous contrôle de la Russie, deux centres pour cadets ont été bâtis puis agrandis depuis 2021, probablement pour "permettre d’accueillir davantage d’enfants déplacés".

Dans un peu plus de la moitié des cas, ces établissements sont directement gérés par le gouvernement ou des organismes publics. Il y a aussi quelques sociétés privées très impliquées dans ce vaste programme, comme le géant du pétrole Bashneft, qui gère un camp pour enfants, et KamAZ, l’un des principaux constructeurs de camions russes, qui exploite un grand centre de "loisirs" pour enfants en République du Tatarstan.

Témoignages inédits d'enfants ukrainiens

Les enfants qui se retrouvent dans ces structures y sont le plus souvent exposés à un programme de rééducation. Plus de 130 sites listés par le rapport imposent des activités pour remettre les enfants dans le droit chemin tracé par la propagande russe, en exaltant les valeurs patriotiques.

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Le marché russe des enfants kinappés en Ukraine © France 24
03:39

Cet endoctrinement peut aller très loin, comme l’illustre un autre rapport publié quelques jours plus tôt par l’ONG Britannique War Child UK. Cette organisation a pu recueillir les témoignages inédits de 200 enfants ukrainiens revenus de Russie depuis 2022. Ils brossent le tableau d’un "système [russe] organisé qui risque d’engendrer une génération d’enfants [ukrainiens] privés de leur identité", souligne ce rapport. "Ce qui ressort de leurs récits est un schéma clair d’endoctrinement. L’enfant est arraché à son foyer, privé de ses parents, de son passeport, de sa langue et de son nom. Il reçoit une nouvelle identité, doit apprendre et chanter l’hymne national russe, lire de la poésie russe. Tout se fait en russe et il doit porter des vêtements russes. Il risque même d’être adopté par une famille russe", détaille Helen Pattinson, directrice de War Child UK.

Cet endoctrinement peut se doubler d’un embrigadement à marche forcée. "Notre grande inquiétude concerne les 41 % d’enfants interrogés qui ont subi un tel traitement", reconnaît Helen Pattinson, qui souligne que la plupart des jeunes revenus de Russie souffraient d’une forme plus ou moins aiguë de stress post-traumatique.

Dans 39 des sites identifiés par l’étude de l’Humanitarian Research Lab, ces jeunes doivent apprendre à manier différentes armes et peuvent recevoir des formations très spécifiques, comme celle pour devenir parachutiste. "Ils sont contraints à rejoindre des groupes paramilitaires, à apprendre à lancer une grenade, à creuser une tranchée, à déminer et reçoivent, en quelque sorte, une initiation au combat contre leur propre pays", résume Helen Pattinson.

D’autres peuvent être affectés à la fabrication de matériel militaire comme des munitions ou des drones, qui serviront ensuite à l’armée russe sur le front en Ukraine.

Ce programme à très grande échelle peut donner l’impression d’une entreprise de russification à dimension presque industrielle. Il s’accompagne notamment de plusieurs décrets pris par les autorités afin de favoriser l’adoption de ces enfants par des familles russes ou leur naturalisation.

Un exemple de "conquête démographique"

"Plutôt qu’industriel, je dirais que c’est un système très organisé", nuance Andreas Umland, spécialiste de la Russie et de l’Ukraine à l’Institut suédois des affaires internationales, qui a rédigé un rapport en 2023 sur le "transfert forcé des enfants ukrainiens non accompagnés".

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02:26

Au-delà du drame humanitaire, cet expert assure qu’il s’agit ici d’une tentative de "conquête démographique en plus de la conquête territoriale". Le Kremlin ne veut pas seulement occuper géographiquement l’Ukraine, il veut aussi transformer les enfants ukrainiens en Russes.

"C'est lié au déclin démographique dont souffre la Russie. Les migrations d’Asie centrale et du Caucase ne représentent qu’une solution partielle. Les Ukrainiens, en tant que Slaves, sont perçus comme facilement assimilables par les autorités", note Andreas Umland. Autant commencer par les plus jeunes et les plus malléables.

Aux yeux de Moscou, il n’y a rien non plus d’illégal dans cette entreprise. Même s’il y a "indéniablement des crimes graves commis contre les enfants ukrainiens", note Helen Pattinson. "Au même titre que la propagande nie l’existence d’une nation ukrainienne, il n’y a pas non plus d’identité ukrainienne", explique Andreas Umland. Autrement dit, ces enfants ne peuvent pas être "russifiés"... puisqu’ils sont déjà russes.

L'endoctrinement subi rappelle à Andreas Umland l’époque soviétique. "En URSS, les enfants étaient considérés comme des 'unités' qui devaient servir la société totalitaire au détriment de l’individu. Cette logique persiste : la finalité importe plus que le sort de l’enfant, autrefois au service du communisme, désormais à celui de l’Empire russe", conclut Andreas Umland.