
Le Néerlandais ASML a investi plus d'un milliard d'euros dans Mistral IA, la star français de l'intelligence artificielle. © AFP - Lionel Bonaventure
C’est un grand cocorico technologique, mais pas seulement. Mistral AI, champion français de l’intelligence artificielle, a atteint une valorisation astronomique de 11,7 milliards d’euros après avoir levé 1,7 milliard d’euros auprès d’investisseurs lundi 8 septembre.
La société, née il y a seulement 2 ans, devient ainsi la start-up française la plus cotée devant des entreprises telles que Doctolib, Blablacar ou encore Back Market - présentes depuis bien plus longtemps. Mieux encore : le concurrent français de ChatGPT et de Perplexity peut se targuer d’être la société d’IA la mieux valorisée en Europe. Même si, tous domaines tech confondus, c’est la néobanque britannique Revolut qui domine le classement des start-up européennes les plus "chères" (43 milliards d’euros de valorisation).
L’improbable sucess-story d’ASML
Si cet exploit a suscité une avalanche d’articles dans l’Hexagone sur le triomphe du chatbot "made in France", Mistral AI doit beaucoup à une entreprise en particulier : le néerlandais ASML, spécialiste d’une technologie essentielle pour la fabrication des puces informatiques.
ASML - Advanced Semiconducteur Microprocessor Lithography - a investi 1,3 milliard d’euros dans Mistral AI et devient ainsi le deuxième plus important actionnaire de la société française derrière ses fondateurs.
Aujourd’hui dirigé par le Français Christophe Fouquet - deuxième cocorico de rigueur - ASML pourrait être qualifiée de cas d’école du géant méconnu du grand public. Pourtant, à l’instar de Nvidia, Apple ou encore Samsung et Microsoft, cette multinationale dont le siège social est installé à Veldhoven - une ville de 46 000 habitants non loin d’Eindhoven aux Pays-Bas - est devenue en une vingtaine d’années un acteur incontournable de la tech.
Comme Apple avec Steve Jobs et le chèque providentiel de Microsoft, ASML a connu des débuts difficiles, ayant survécu de peu à la disparition grâce à un généreux donateur. Fondé en 1984 comme un petit projet de recherche accessoire du géant néerlandais de l’électronique Philips, ASML peine d’abord à trouver des clients, tout en ayant besoin d’investissements considérables pour la recherche et le développement.
La raison d’être de cette société était de révolutionner la manière dont sont conçus les microprocesseurs en développant des outils de très grande précision pour graver les circuits intégrés sur les puces informatiques. Mais à ses débuts, ce n’était qu’un acteur parmi d’autres à fournir des solutions de photolithographie.
Dans un domaine très concurrentiel, nécessitant d’investir massivement pour se démarquer afin d’attirer les quelques clients d’un secteur en devenir, difficile de survivre sans assises financières solides. Et à la fin des années 1980, la maison mère Philips n’était pas au mieux de sa forme. Ce n’est que grâce à un investissement providentiel et à titre personnel de 16 millions de dollars d’Henk Bodt, un des administrateurs de Philips, qu’ASML a pu survivre aux années 1990 tout en mettant au point la technologie qui fera sa fortune.
C’est cet argent qui lui a permis de développer au début des années 1990 le PAS 5500, la plateforme technologique qui sert encore aujourd’hui à faire fonctionner son procédé ultra-sophistiqué d’impression pour les circuits électroniques des semi-conducteurs.
Un engin de la taille d’un bus pour faire du tout petit
Le procédé qui va propulser ASML tout en haut de la chaîne alimentaire des puces informatiques s’appelle la lithographie extrême ultraviolet (EUV). Sans rentrer dans les détails, c’est un condensé de technologies permettant de créer des micro-processeurs toujours plus puissants et toujours plus petits.
Ironie de l’histoire, cet art de la miniaturisation n’est possible que grâce à des machines qui font la taille d’un bus… Ce sont ces gigantesques engins qui vont être au cœur du succès à partir de 2010, quand ASML commence à vendre ses machines à EUV.

Le géant hollandais devient alors un rouage crucial de la révolution high-tech en cours. Il n’a en effet aucun concurrent - personne n’a investi plus de six milliards de dollars depuis les années 1990 pour développer une technologie unique pour un marché encore balbutiant - et des géants comme Samsung, Intel ou le taiwanais TSMC (numéro 1 mondial de semiconducteurs) deviennent accro à l’EUV.
C’est grâce à cette technologie que des puces informatiques suffisamment puissantes et petites ont pu être conçues pour les besoins des smartphones dernier cri. Les puces créées grâce à ces procédés de miniaturisation se retrouvent aussi dans l’électronique embarquée dans des avions ou certaines voitures.
ASML peut "imprimer" ces circuits dans ses laboratoires sur demande… ou vendre sa machine. Mais depuis 2010, il n’en a vendu qu’un peu plus de 140. Il faut dire qu’un tel monstre coûte 300 millions de dollars. Et pour le transporter en sécurité, il faut le démonter puis mobiliser une flotte de vingt camions et trois avions de la taille d’un Boeing 747, souligne la chaîne CNBC, l’une des rares chaînes à avoir pu visiter les laboratoires d’ASML.
Aujourd’hui ASML vaut plus de 250 milliards de dollars en Bourse, soit davantage que le géant du luxe français LVMH. Pas étonnant que ce géant ait pu investir sans sourciller 1,2 milliard d’euros dans Mistral AI.
Mistral AI et ASML au secours de la souveraineté numérique européenne ?
"ASML a d’énormes ressources, mais peu d’options d’investissement sensées [ils développent la plupart de leur technologie en interne, NDLR]. Au moins l’IA peut leur servir", estime Stuart Mills, spécialiste d’économie et d’intelligence artificielle à l’université de Leeds. ASML a d’ailleurs précisé que l’IA de Mistral pourrait les aider à développer plus rapidement leurs innovations.
"Ce qui est relativement nouveau, c’est que des géants européens investissent autant dans des start-up européennes, d’abord parce qu’il n’y a pas tant que ça de géants européens, ensuite parce que les investisseurs dans ce secteur restent avant tout nord-américains", souligne Daniel Mügge, spécialiste de l’économie des nouvelles technologies et de la gouvernance européennes de l’IA à l’université d’Amsterdam.
Pour les experts de l’IA et de l’économie européenne, c’est un signal très important. D’abord, parce que "cela montre qu’il existe une filière d’investissement alternative aux ‘7 magnifiques’ [Apple, Microsoft, Amazon, Google, Meta, Nvidia et Tesla, NDLR]. Elles ont une frénésie d’investissements et d’acquisitions en IA qui fait d’elles une sorte d’énorme trou noir qui attire et avale tout", souligne Alexandre Baradez, analyste financier pour IG France.
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Il était temps aussi que des acteurs européens montent au créneau. La dépendance aux investissements et aux grands groupes américains pour tout ce qui a trait à l’IA relève de plus en plus des questions de "souveraineté numérique européenne", assurent les experts interrogés par France 24.
"L’IA est de plus en plus intégrée dans des infrastructures numériques critiques, comme les systèmes de paiement ou encore les services publics. Il est important que l’Europe ne dépende pas uniquement d’argent et de technologies venues des États-Unis, surtout dans le climat géopolitique actuel", souligne Daniel Mügge.
"Tout va se jouer dans les 10 à 20 prochaines années et l’Europe va devoir s’appuyer sur des géants comme ASML pour pouvoir établir une stratégie industrielle européenne à même de limiter la dépendance aux États-Unis", affirme Stuart Mills.
ASML a probablement investi dans Mistral AI pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la "souveraineté numérique européenne", mais "c’est un exemple qui peut donner des idées à d’autres grands groupes européens", suggère Alexandre Baradez.
"C’est un début", ajoute Stuart Mills. Pour lui, en outre, le moment est idéal pour investir dans l’IA "made in Europe" quand on est investisseur européen. Ainsi, Stuart Mills croit déceler derrière l’investissement d’ASML, une réflexion stratégique : "Investir dans l’IA en Chine est probablement trop risqué d’un point de vue géopolitique et il est difficile de voir dans les États-Unis un partenaire fiable en ce moment".