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Il y a 80 ans, le Sonderkommando d'Auschwitz se soulevait contre ses bourreaux
Le 7 octobre 1944, des membres du Sonderkommando d'Auschwitz-Birkenau, des détenus juifs dans leur grande majorité, forcés de gérer les installations de mise à mort du camp d'extermination, déclenchaient une révolte. Réprimé, ce soulèvement se solda par un échec, mais devint un événement symbolique de la résistance des juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

"J'ai vu des corps, l'un sur l'autre. Il y avait environ 2 500 cadavres. Beaucoup d'entre eux portaient des marques de blessures et de sang. Je n'avais jamais rien vu de semblable de ma vie, c'était un spectacle horrible." Interrogé dans les années 1990 par l'historien Gideon Greif, c'est par ces mots que Yakov Gabbay décrit sa découverte des chambres à gaz d'Auschwitz-Birkenau.

Déporté depuis Athènes, ce juif grec est sélectionné pour intégrer le Sonderkommando à son arrivée en avril 1944 dans le camp d'extermination. Comme l'ont été près de 2 000 hommes, presque tous juifs, il est alors enrôlé de force dans ce "commando spécial". "Dans le cas d'Auschwitz, il s'agissait de prisonniers forcés par les SS, sous menace de mort, de faire fonctionner les chambres à gaz et les crématoires, principalement pour brûler les corps des victimes", explique Igor Bartosik, historien au musée d'Auschwitz.

"Les membres du Sonderkommando vivaient isolés des autres prisonniers dans des casernes séparées ou dans la zone des crématoires. Ils ne pouvaient pas partir pour une autre fonction. Aucun d'entre eux n'est allé y travailler de son plein gré", précise l'auteur de l'ouvrage "Témoins de la fosse de l'enfer : Histoire du Sonderkommando d'Auschwitz".

"Leur héroïsme n'a pas été apprécié à sa juste valeur"

Pendant plusieurs années, cet historien polonais a mené des recherches sur ce commando spécial injustement pointé du doigt après la guerre, car soupçonné d'avoir collaboré à la Solution finale, alors même qu'ils n'ont joué aucun rôle dans le processus d'assassinat. "Une opinion méprisante sur le Sonderkommando, notamment exprimée dans les mémoires du commandant d'Auschwitz Rudolf Höss, a longtemps prévalu", résume Igor Bartosik. Ce n'est qu'après la découverte de textes enterrés par certains membres du Sonderkommando, ainsi que par la publication de témoignages des rares survivants, dont celui de Yakov Gabbay, que le regard porté sur ces hommes a finalement changé.

"Leur héroïsme n'avait jusque-là pas été apprécié à sa juste valeur. Ils aidaient pourtant les autres prisonniers du camp en faisant passer clandestinement de la nourriture ou des médicaments. Ils ont également documenté le processus d'extermination en prenant par exemple clandestinement des photos que les membres de la résistance polonaise ont pu faire sortir du camp", décrit ainsi l'historien du musée d'Auschwitz.

Il y a 80 ans, le Sonderkommando d'Auschwitz se soulevait contre ses bourreaux

Au cours de ses travaux, Igor Bartosik s'est particulièrement intéressé à un autre acte de résistance : la révolte du Sonderkommando. À l'automne 1944, après les vagues d'extermination des juifs venues d'Hongrie et du ghetto de Lodz, en Pologne, qui se produisirent entre mai et septembre, le nombre de convois à destination des chambres à gaz décroit. Les membres du commando spécial apprennent alors qu'ils vont être eux aussi bientôt liquidés pour ne pas laisser de témoins. "Au début du mois de septembre 1944, le Sonderkommando comptait plus de 870 prisonniers. Une première sélection eu lieu le 23 septembre, lorsque plus de 200 d'entre eux ont été exécutés. La prochaine sélection était prévue pour le 7 octobre."

Une révolte violemment réprimée

Ce même jour, les détenus décident de passer à l'action après avoir planifié les préparatifs de longue date en lien avec l'organisation de résistance clandestine du camp. "La révolte s'est déroulée en deux temps. La première partie a eu lieu au crématorium IV, où des prisonniers qui devaient être conduits vers la mort ont résisté. La seconde partie s'est déroulée au crématorium II, où des prisonniers ont attaqué des SS et ont tenté de s'échapper. Malheureusement, ils sont tombés à 1,5 km du camp sur d'autres unités SS et ont été tués dans un combat inégal", décrit Igor Bartosik, qui s'est appuyé sur des rapports du camp. "Le plan initial était de détruire les fours des plus grands crématoriums II et III en faisant exploser des grenades qu'ils avaient fabriquées à partir d'explosifs volés dans l'usine Union Werke située en dehors du camp, mais la tentative a échoué."

Présent au crématorium II le 7 octobre 1944, le déporté grec Yakov Gabbay était au courant du projet de révolte, mais l'occasion ne s'est pas présentée pour lui et ses camarades d'y participer : "Nous avons entendu des coups de feu, nous avons entendu l'explosion, mais nous ne savions pas ce que c'était. Nous étions isolés, et le fait que nous n'ayons pas participé à la révolte nous a peut-être sauvé la vie, sinon il est probable qu'on nous aurait, nous aussi, exécutés." Le soulèvement est en effet sauvagement réprimé. Au cours des combats et lors des représailles, les SS tuent 450 membres du Sonderkommando. Quatre femmes juives employées dans l'usine de munitions qui avaient fourni les explosifs sont également pendues publiquement quelques semaines plus tard.

Il y a 80 ans, le Sonderkommando d'Auschwitz se soulevait contre ses bourreaux

"Continuer à défendre leur mémoire"

Le but de la révolte n'est pas atteint. Le crématorium IV est rendu inutilisable par un incendie, mais les autres chambres à gaz restent en fonction jusqu'en novembre 1944. Cet événement revêt pourtant au niveau symbolique une dimension considérable. Après les soulèvements entrepris par les prisonniers juifs de Treblinka en août 1943 et de Sobibor en octobre 1943, cette révolte est la seule organisée et armée dans l'histoire du camp d'Auschwitz-Birkenau. "Cela montre l'essence de la vie. On peut vaincre n'importe quelle force du mal ou du moins essayer de le faire, même dans les situations les plus abominables", estime Igor Bartosik.

Après des dizaines d'années d'enquête, l'historien avoue qu'il "n'a plus la force intérieure" pour continuer ses travaux sur ces hommes "qui ont été forcés à accomplir ce travail cauchemardesque". "Mais je vais continuer à défendre leur mémoire", insiste ce spécialiste de la Shoah.

Après avoir survécu au camp d'Auschwitz-Birkenau et avoir immigré en Israël, Yakov Gabbay n'a jamais cherché à cacher son passé eu sein du Sonderkommando. À la fin de sa vie, il continuait inlassablement de témoigner. "Je n'ai pas honte, ma conscience est tranquille. Ce sont les Allemands qui doivent avoir honte, pas moi", tenait-il à rappeler avant son décès en 1994.

Dans son entretien avec l'historien israélien Gideon Greif, il lui confie qu'il a survécu "parce que je suis rentré au camp avec l'espoir d'en sortir vivant. J'ai survécu parce que j'étais optimiste. Maintenant que je suis ici et que je te raconte tout cela, je me demande : 'Comment un être humain peut-il faire face à tout cela et supporter tout cela ?' L'homme est plus résistant que le fer, crois-moi. Plus fort que le fer".