
Des Vénézuéliens arrivent au poste-frontière de Santa Rosa à Tacna, au Pérou, depuis le Chili, le 1er décembre 2025. © Miguel Coaquira, AP
"Il leur reste 92 jours pour quitter librement le pays." La phrase, prononcée lors du dernier débat présidentiel par José Antonio Kast, mardi 9 décembre, a résonné dans tout le Chili. Le candidat d'extrême droite du Parti républicain, favori du second tour qui aura lieu dimanche, assume un compte à rebours vers une éventuelle prise de fonctions le 11 mars 2026.
Au cœur de sa campagne : un durcissement sans précédent envers les étrangers en situation irrégulière, à qui il attribue la montée de la criminalité dans le pays. Cette rhétorique, martelée depuis des mois, a déjà déclenché des mouvements de départ et une forte inquiétude au sein des quelque 330 000 sans-papiers dans le pays, majoritairement originaires du Venezuela, selon le Service national des migrations du Chili.
La question migratoire s'est imposée comme l'un des thèmes centraux de cette campagne très polarisée. Elle oppose deux visions radicalement différentes du pays : d'un côté, Jeannette Jara, une communiste modérée représentant une vaste coalition de centre gauche pour succéder au gouvernement de Gabriel Boric ; de l'autre, José Antonio Kast, ultraconservateur assumé et déterminé à lutter de manière implacable contre la criminalité. Les sondages publiés avant le silence électoral le donnaient largement en tête.

"Ils ne veulent plus de Vénézuéliens"
Depuis plusieurs semaines, les tensions se cristallisent dans le désert d'Atacama, à la frontière avec le Pérou. Craignant une vague de départs en cas d'élection d'un président d'extrême droite au Chili voisin, Lima a déclaré l'état d'urgence fin novembre, pour 60 jours. En déployant des militaires à la frontière et en exigeant des documents valides pour entrer au Pérou, le pays a amené des dizaines de familles vénézuéliennes à se retrouver bloquées en plein désert, incapables de poursuivre leur route vers le Venezuela ou d'autres pays de la région.
Des images diffusées par les médias montrent des familles bousculées au poste-frontière, tentant d'expliquer leur situation aux policiers péruviens. "Nous sommes des êtres humains ! Nous ne sommes que des êtres humains, nous voulons être avec nos familles !", répète une femme. Le ministre de l'Intérieur péruvien s'est même rendu sur place début décembre pour réaffirmer la "fermeté de l'État".
Milbayajaira Rivas, infirmière vénézuélienne de 58 ans, fait partie des personnes qui sont restées bloquées avant de rebrousser chemin. "Nous ne mangeons pas bien. Pour faire nos besoins, nous devons nous cacher. Au Pérou, ils ne veulent plus de Vénézuéliens. Nous ne savons pas ce que nous allons faire", raconte-t-elle à l'AFP.

Une peur alimentée par le discours sécuritaire
Au Chili, les migrants ont accès au système de santé et aux écoles publiques. Ces droits ne sont pas remis en cause. C'est avant tout l'idée qu'ils contribueraient à la hausse de l'insécurité qui s'est largement répandue dans l'opinion.
Si le Chili reste l'un des pays les plus sûrs d'Amérique latine, son taux d'homicides est passé en dix ans de 2,5 à 6 pour 100 000 habitants. Les enlèvements ont également explosé, avec 868 cas enregistrés l'an dernier, soit une hausse de 76 % par rapport à 2021, selon les autorités.
José Antonio Kast mise sur cette violence inédite pour promettre des mesures radicales : construction d'un mur à la frontière, hausse de la puissance de feu de la police, déploiement de l'armée dans les zones critiques. "Si cela ne se fait pas volontairement, nous irons les chercher" pour les expulser, menace-t-il.
Pourtant, les données officielles nuancent le lien entre immigration illégale et criminalité. En 2022, les étrangers représentaient 5,3 % de la population carcérale, alors qu'ils constituent environ 8,2 % de la population totale, selon la Defensoría del Pueblo. Mais la présence d'une cellule du gang criminel vénézuélien Tren de Aragua, implanté au Chili depuis 2018 et lié à plusieurs homicides de policiers en 2023 et 2024, a renforcé les inquiétudes de la population.
José Antonio Kast s'appuie sur ce climat pour défendre sa ligne dure : après les résultats du premier tour, il a réaffirmé vouloir "fermer les frontières à l'immigration irrégulière", et a assuré que la "véritable victoire" sera celle obtenue contre le crime organisé. Une stratégie qui lui permet de mobiliser largement son électorat conservateur.
Un pays dépendant de cette main-d'œuvre
Derrière cette tension sécuritaire, la contribution économique de ces travailleurs étrangers reste pourtant déterminante dans plusieurs secteurs du pays : agriculture, restauration, services, santé. "Je comprends que des criminels soient venus de mon pays, mais il y a aussi des gens honnêtes qui veulent simplement travailler", insiste Billy Gonzalez, technicien en optique de 48 ans. "J'ai travaillé dans les champs à cueillir les mandarines et le raisin. La plupart des personnes qui font ça sont des immigrés, des Équatoriens, Colombiens, Péruviens, Vénézuéliens. Ce sont eux qui font tourner le pays !"
Pour beaucoup, l'atmosphère actuelle marque un tournant. "Avant, il n'y avait pas cette xénophobie", regrette Fernair Rondo, vendeuse vénézuélienne de 35 ans dans un magasin de spiritueux, installée depuis sept ans. "À cause de certains, tout le monde paie."
Dans les quartiers populaires de Santiago, l'inquiétude est palpable. Jonathan Gonzalez, boucher vénézuélien, dit "avoir peur". "Si ce candidat gagne, nous serons expulsés. Les gens sont déjà terrorisés", confie-t-il au journal El Pais. Il ne croit pas que José Antonio Kast, une fois élu, puisse reproduire les politiques anti-immigration de Donald Trump, mais redoute son expulsion, ne possédant qu'un document d'identité chilien temporaire.
Une "crise humanitaire et régionale"
Face à lui, Jeannette Jara promet également de mieux contrôler les entrées irrégulières, assurant n'avoir "aucun complexe en matière de sécurité", mais sans mesures choc. Elle souhaite mettre en place une procédure d'enregistrement, sans pour autant régulariser celles et ceux qu'elle considère être "entrés par la fenêtre".
Interrogé sur France 24, Raúl Elgueta, directeur de l'Institut d'études avancées de l'Université de Santiago, rappelle que cette situation dépasse largement le cadre national. "La crise migratoire est avant tout une crise humanitaire et régionale", analyse-t-il. Les pays d'Amérique latine manquent, selon lui, d'outils multilatéraux pour y répondre efficacement.
Il estime que la rhétorique d'"ultimatum" de José Antonio Kast pourrait avoir des effets à court terme sur le vote, mais qu'elle ne résoudra pas la complexité du phénomène. "La seule solution viable exige une action coordonnée entre les nations, ce qui reste très complexe dans le contexte actuel", explique-t-il.
José Antonio Kast, fervent admirateur du général Pinochet, est en tête des sondages, avec 55 % à 60 % d'intentions de vote. En cas de victoire dimanche, il deviendra le président le plus à droite qu'ait connu le Chili depuis la fin de la dictature en 1990, qui a fait plus de 3 200 victimes, morts et disparus.
