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Clandestinité, évasion et répression… les coulisses du film iranien "Les Graines du figuier sauvage"
Ce mercredi sort sur les écrans français "Les Graines du figuier sauvage", le nouveau film du réalisateur iranien Mohammad Rasoulof. Inspiré par le mouvement "Femme, vie, liberté", ce brûlot politique explore la lutte entre une jeunesse en quête de liberté et le régime ultraconservateur des mollahs. France 24 revient sur la genèse du projet, du tournage du film en Iran dans le plus grand secret aux risques pris par l’équipe de production.

L'affaire avait défrayé la chronique lors du dernier Festival de Cannes et suscité un scandale en Iran. Le 12 mai, alors qu'il vient d'être condamné à huit années de prison pour "collusion contre la sécurité nationale", le réalisateur iranien Mohammad Rasoulof annonce qu'il est parvenu à fuir son pays. Dix jours plus tard, il monte les marches cannoises pour présenter "Les Graines du figuier sauvage", son nouveau film, brandissant les photos de ses acteurs restés en Iran, comme pour les protéger de la répression du régime.

Le film, qui sort mercredi 18 septembre dans les salles françaises, raconte l'histoire d'une famille iranienne dont le père, Iman, est promu juge d'instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran alors qu'éclate un mouvement de protestation populaire. Tel un tsunami, la révolte envahit les rues, les vies des Iraniennes et des Iraniens, jusqu'à la cellule familiale, transformée en théâtre de la lutte acharnée entre une jeunesse en quête d'émancipation et un régime ultraconservateur et autoritaire.

À la frontière du drame social et du polar, ce long-métrage puissant et oppressant s'inspire du mouvement social qui a embrasé l'Iran il y a maintenant deux ans, à la suite de la mort de Mahsa Amini. Le décès en détention de la jeune femme, arrêtée par la police des mœurs pour non-respect du code vestimentaire islamique, avait déclenché, pendant des mois, l'une des plus importantes vagues de manifestations de l'histoire du pays, violemment réprimée par le pouvoir.

"Quand le mouvement 'Femme, vie, liberté' a débuté, je me trouvais en prison. Ça a été une expérience unique d'essayer de suivre depuis l'intérieur les évolutions de la société", raconte Mohammad Rasoulof, affirmant avoir été "stupéfait de la portée des protestations et du courage des femmes".

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Condamnations à répétition

En février 2023, le réalisateur retrouve la liberté et décide de s'atteler à un nouveau long métrage. Il se remémore alors les mots d'un représentant du système carcéral qui, au plus fort de la répression, lui a confié éprouver une aversion terrible pour son métier, et une honte vis-à-vis de ses enfants. "Cette conversation a été le déclic pour écrire l'histoire d'une famille qui connaît une brèche entre les deux générations", souligne le réalisateur de 53 ans.

Mohammad Rasoulof sait qu'il risque gros. Il vient de passer plusieurs mois en prison pour avoir publiquement soutenu un précédent mouvement de protestation contre le pouvoir.

Accusé de "propagande contre le système" par le biais de ses œuvres, le réalisateur a déjà été condamné à plusieurs reprises. En 2017, de retour des États-Unis où il avait présenté l'un de ses précédents films, "Un homme intègre", les autorités iraniennes lui confisquent son passeport. Il lui est interdit de quitter le territoire.

"Il arrive fréquemment que des films soient interdits en Iran, car la censure y est très forte. Mohammad, lui, n'a même pas le droit de tourner et a été incarcéré à trois reprises au cours des dix dernières années. Il fait l'objet d'une persécution systématique de la part du régime", déplore Jean-Christophe Simon, producteur français du film, qui a travaillé pendant cinq ans avec le réalisateur sans jamais pouvoir le rencontrer.

"Après sa sortie de prison, il m'a fait part de sa volonté de faire un film très rapidement sur le mouvement 'Femme, vie, liberté'", poursuit le collaborateur de Mohammad Rasoulof, à la tête des sociétés Films Boutique et Parallel45. "Il était alors en procédure d'appel et savait qu'il risquait d'être renvoyé derrière les barreaux. À ce stade, nous ne savions pas si le film verrait le jour. Mohammad s'est mis au plus vite à l'écriture et nous avons lancé les demandes de financement en Europe avec notre coproducteur allemand."

Un tournage secret

Pour traiter son sujet tout en contournant la censure, le réalisateur imagine un huis clos familial symbolisant la lutte qui agite son pays entre la jeunesse iranienne et les autorités. Faute de pouvoir tourner des scènes de manifestation, il décide de les illustrer avec des vidéos issues des réseaux sociaux et des extraits de journaux télévisés.

Reste à constituer une équipe. "Le cinéma est une démarche collective, on ne peut pas l'exercer seul", souligne le réalisateur, pour qui l'enjeu est alors de "trouver des collaborateurs avec les mêmes opinions" que lui. "C'est un processus très complexe quand vous faites un film clandestin, car vous ne pouvez pas vous ouvrir directement à propos du projet", ajoute-t-il.

Par souci de discrétion, Mohammad Rasoulof affirme avoir d'abord tenté d'identifier quels acteurs pourraient avoir, "en plus des capacités artistiques, la volonté et le courage de jouer dans un tel film", avant de les faire contacter un à un. "Quelques éléments du film étaient dévoilés, mais l'identité du réalisateur a été dans un premier temps tenue secrète", précise son producteur.

La jeune actrice Mahsa Rostami, qui campe la fille aînée de la famille et décroche ici son premier rôle au cinéma, explique dans une interview au magazine Trois Couleurs avoir rejoint le projet au dernier moment, après les désistements successifs de deux actrices ayant pris peur. La plupart du temps, Mohammad Rasoulof réalisait les scènes "à distance", indique-t-elle. "Pour les séquences extérieures, nous, les actrices, étions complètement voilées. Nous faisions alors comme si nous tournions un film d'État", poursuit la jeune femme.

Bouclage express et évasion d'Iran

Craignant que son secret ne s'ébruite, Mohammad Rasoulof tourne à toute vitesse, transmettant les rushs à ses producteurs au fur et à mesure grâce à des moyens sécurisés, pour éviter tout risque de saisie. "Alors que le tournage n'avait débuté que fin décembre, nous sommes parvenus à envoyer une première version au Festival de Cannes en avril, moins de quatre mois après !", se félicite Jean-Christophe Simon. "Bien sûr, cette version était loin d'être finie, mais Thierry Frémaux et son comité y ont décelé un vrai potentiel et ont sélectionné le film malgré tout, ce pour quoi nous leur sommes très reconnaissants."

Sur le plan judiciaire, la situation s'accélère aussi. Le 8 mai, l'avocat de Mohammad Rasoulof annonce que la sentence en appel tant redoutée par le réalisateur est tombée : ce dernière écope de huit ans d'emprisonnement dont cinq applicables, est condamné au fouet et à la confiscation de ses biens pour avoir signé des déclarations et réalisé des films considérés comme des "crimes contre la sécurité du pays". Trois jours plus tard, le secret est levé : le Festival de Cannes officialise sa sélection dans laquelle figure "Les Graines du figuier sauvage". Le réalisateur, lui, a déjà quitté le pays.

Mohammad Rasoulof n'a pas dévoilé les détails de cette évasion sans passeport, mais a tout de même confié qu'il avait rejoint l'Europe au terme d'un long et difficile périple de plusieurs semaines à travers les montagnes. "Lorsque cette sentence de huit ans est tombée, je me suis posé la question de rester en Iran ou de partir", explique-t-il. "En tant que cinéaste, j'ai préféré me donner les moyens de continuer à travailler. Il m'a semblé que ma mission était de continuer à raconter toutes ces histoires que je portais en moi."

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Cap sur les Oscars ?

Si les deux jeunes actrices du film, Mahsa Rostami et Setareh Maleki, ont également fui le pays, certains de leurs partenaires ont fait le choix de rester en Iran, malgré les risques. Parmi eux, Misagh Zare et Soheila Golestani, qui jouent les parents, ainsi que plusieurs techniciens.

À Cannes, le réalisateur leur a rendu un vibrant hommage, dénonçant les "pressions" dont ils ont fait l'objet de la part des "services secrets de la République islamique". Coup de cœur de la fin du festival, "Les Graines du figuier sauvage" a suscité un réel engouement, au point que de nombreux festivaliers ont exprimé leur déception, parfois vive, de voir le film passer à côté de la Palme d'or, attribuée au film "Anora" du réalisateur américain Sean Baker.

Une mini-polémique qui fait sourire le producteur. "Il y a un an, nous n'étions pas sûrs de pouvoir faire le film. Cette histoire part de tellement loin. Jusqu'au dernier moment, nous avons travaillé d'arrache-pied pour finir le film à distance, avec Mohammad qui nous faisait des retours durant sa cavale alors qu'il tentait de rejoindre l'Europe. Obtenir le prix du jury à Cannes, avec en prime la présence de Mohammad Rasoulof, était totalement inespéré. On dit que Cannes, c'est la magie du cinéma… Là, on est vraiment dedans !", se réjouit-il.

Une magie qui ne semble pas près de s'éteindre. En août, l'Allemagne, qui a coproduit le film et où Mohammad Rasoulof a élu domicile, a annoncé à la surprise générale avoir choisi "Les Graines du figuier sauvage" pour représenter le pays aux Oscars. "Un choix audacieux et courageux", salue Jean-Christophe Simon, qui espère voir figurer le long-métrage sur la liste des présélections de la prestigieuse académie qui sera dévoilée en décembre.