
Lorsqu'elle met les pieds dans l'une des micro-crèches de son réseau, Sofiya El Manani Oulhaci endosse naturellement son ancien costume d'éducatrice pour jeunes enfants. Elle salue et prend dans ses bras les bambins, console au passage une maman qui peine à se séparer de sa progéniture. Même si elle admet avoir rarement le temps de sillonner ses établissements, elle est comme ça, Sofiya El Manani : un pied dans les affaires, un autre dans le social.
À la tête de "Bulles d'Eveil", un réseau de sept micro-crèches dont deux implantées à Mantes-la-Jolie, "sa ville de cœur", la Franco-Marocaine emploie aujourd'hui une cinquantaine de personnes et revendique un chiffre d'affaires de plus d'1,5 million d'euros.
"J'ai une formation d'éducatrice de jeunes enfants. Je suis ensuite devenue directrice de crèche mais il y avait des choses qui ne correspondaient pas à mes valeurs. J'ai donc décidé de créer en 2011 mes propres structures", raconte cette mère de famille divorcée de 51 ans.

"Système D"
Les débuts sont difficiles. Qui va aider à lancer son affaire cette fille d'ouvrier et de femme de ménage originaire du Val Fourré, un quartier pauvre de Mantes-la-Jolie à la réputation sulfureuse ? "Quand vous venez d'un tel quartier, vous êtes dans l'obligation de créer, de vous adapter. Cela vous donne de la force", témoigne Sofiya El Manani, qui parvient finalement à convaincre sa conseillère bancaire de lui prêter 50 000 euros, soit la moitié de la somme dont elle a besoin.
"Pour le reste, cela a été le système D. Je n'avais pas d'apport, je n'avais rien. Mais j'ai eu la chance d'avoir un frère qui m'a dit : 'Si tu veux, je te prête.' J'ai également demandé à des amis de participer", se souvient la benjamine d'une fratrie de huit frères et sœurs.
Son constat est simple mais implacable : la France – en particulier ses banlieues et ses zones périurbaines – souffre d'un manque cruel de places au sein des crèches municipales. Une situation dont les structures privées ont su tirer profit. Entre 2010 et 2018, le secteur a connu une croissance exponentielle et dépassé le milliard d'euros de chiffre d'affaires.
Un bon filon économique mais aussi un service rendu aux familles, souligne Sofiya El Manani, qui plaide pour un accompagnement personnalisé des parents et une attention à l'éveil et au bien-être des enfants.
100 millions d'euros de commandes
Malgré un agenda bien rempli, cette entrepreneuse hyperactive qui admet ne dormir que quatre heures par nuit ne compte pas s'arrêter là. "Je souhaite encore me développer. Il reste 200 000 familles qui n'ont pas de mode de garde en France. J'ai aussi le projet d'ouvrir un centre de formation pour répondre à la pénurie de professionnels de la petite enfance", détaille la cheffe d'entreprise, qui ne s'interdit pas non plus de lancer des projets à l'étranger, notamment au Maroc ou au Sénégal.
Les 17 et 18 septembre, elle participe en tant qu'intervenante au premier Forum économique des banlieues. Surnommé "le Davos des banlieues" par son organisateur, le président de l'association Quartiers d'affaires, Aziz Senni, l'événement doit permettre la rencontre des élites politiques, économiques et administratives avec les entrepreneurs qui participent à la croissance économique des banlieues. Objectif affiché : récolter 100 millions d'euros de commandes publiques et privées pour les entreprises installées dans les 1 506 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV).
"On a besoin de pédagogie et d'accompagnement pour que ces PME accèdent à la commande publique. Il faut que la banlieue soit aussi perçue comme un relais de croissance. Or, il nous manque aujourd'hui au niveau national une organisation chargée de faire la promotion de ces territoires auprès d'investisseurs français ou internationaux", insiste Aziz Senni.
Pour Sofiya El Manani, le Forum économique des banlieues pourrait permettre de signer d'importants contrats pour la création de crèches d'entreprises avec de grands groupes souhaitant s'implanter en banlieue. La présence des élites politiques est aussi l'occasion de mettre sur la table ses difficultés de cheffe d'entreprise, comme l'empilement de normes pesant sur son développement ou les difficultés à recruter dans le secteur de la petite enfance.
Une autre image de la banlieue
Au-delà de ces enjeux économiques, ce premier Forum économique des banlieues doit aussi aider à "changer de paradigme" au niveau politique, explique Aziz Senni."La banlieue est rentable. On a pour habitude de dire que la banlieue coûte au budget de l'État. C'est vrai. Mais on ne dit jamais combien les banlieues rapportent. Qui sait aujourd'hui que ces 250 000 entreprises installées dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville représentent 75 milliards d'euros de chiffre d'affaires ?"
"Je ne veux plus que l'on parle de la banlieue uniquement à travers des faits divers ou la réussite de grands sportifs ou d'artistes", résume Sofiya El Manani. "Il y a aussi des chefs d'entreprise qui participent au pouvoir économique, même si aujourd'hui, on est encore obligés de pousser des portes pour prouver notre légitimité et nos compétences."
Le "Davos des banlieues" devrait ainsi s'atteler à identifier les freins à la croissance des quartiers prioritaires, comme l'accès aux financements et aux prêts bancaires pour les entrepreneurs. "Il y a des progrès mais il reste encore beaucoup de pédagogie à faire", relève Aziz Senni.
"Cependant, la première barrière pour les habitants des banlieues, les plus jeunes et les femmes en particulier, c'est une forme d'autocensure. Est-ce que je ne rêve pas d'un costume trop grand pour moi ?", souligne l'entrepreneur qui, lui, rêve d'inscrire ce nouveau rendez-vous dans le temps et mettre enfin "la banlieue à tous les niveaux de réflexion stratégique en matière économique".