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Iran : deux ans après la mort de Mahsa Amini, une "révolution culturelle" est en marche
L’ampleur du mouvement de contestation né après la mort de Mahsa Amini et la répression brutale des manifestations de l’automne 2022 a laissé des traces en Iran. Au sein des familles, les comportements des hommes ont changé et la place des femmes n’est plus la même. Dans la rue, celles-ci sont de plus en plus nombreuses à laisser tomber le voile.

Il y a deux ans, la mort de Mahsa Amini, une jeune femme kurde iranienne décédée en Iran le 16 septembre alors qu'elle était détenue par la police des mœurs pour un voile "mal ajusté", a déclenché l'une des plus importantes vagues de contestation qu'ait connues la République islamique.

Dans les jours suivant sa mort, des dizaines de milliers d’Iraniennes et Iraniens sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère, en scandant le slogan "Femme, vie, liberté". Ces manifestations, qui ont duré plusieurs mois, ont été violemment réprimées par les autorités iraniennes. Deux ans plus tard, que reste-t-il de ce mouvement de contestation ?

Avec le temps, les langues se sont déliées, les témoignages ont commencé à faire surface. "On sait aujourd’hui que la répression qui s’est abattue sur ces manifestants a été d’une violence inouïe, bien au-delà de ce que l’on pensait. On a réellement pris conscience de l’ampleur de la cruauté de cette répression en lisant les témoignages recueillis à l’occasion d’une commission d’enquête menée par l’ONU", souligne Chowra Makaremi, anthropologue et spécialiste de l'Iran. Dans ce rapport accablant publié en mars 2024, des experts ont détaillé de graves violations des droits humains, dont des cas de torture, des viols et d’autres formes de violence sexuelle sur les manifestantes et manifestants arrêtés.

Iran : deux ans après la mort de Mahsa Amini, une "révolution culturelle" est en marche

Plus de 30 000 arrestations ont été comptabilisées et au moins 551 manifestants tués par les forces de sécurité, parmi lesquels 49 femmes et 68 enfants. "La plupart des décès ont été causés par des armes à feu, notamment des fusils d'assaut", souligne le rapport, qui examine aussi le cas de nombreuses blessures causées aux yeux des manifestants et qui "ont rendu aveugles des dizaines de femmes, d'hommes et d'enfants, les marquant à vie". L’enquête menée par l’ONU avait conclu à l’existence de "crimes contre l'humanité".

"Le comportement des hommes a changé"

Pour l’ONG de défense des droits humains Iran Human Rights (IHR), basée à Oslo, si le soulèvement de 2022 a été écrasé "par une réponse brutale de l’État", une "révolution tranquille" fait pourtant son chemin à travers le pays. "Les femmes refusent d’adhérer à ce qui est devenu le symbole de l’oppression de la République islamique – le hijab obligatoire", estime IHR.

Iran : deux ans après la mort de Mahsa Amini, une "révolution culturelle" est en marche

De plus en plus d’Iraniennes refusent de se couvrir les cheveux dans la rue. Un acte de désobéissance civile pour dire "non à la discrimination systématique et à l’apartheid sexuel qui caractérisent le sort des femmes dans la République islamique depuis sa création".

Au-delà de la seule question du voile, les changements de la société civile depuis la mort de Mahsa Amini sont encore plus profonds, souligne Chowra Makaremi. "Une révolution culturelle est en marche. Au sein des familles, dans la sphère privée, les rapports hiérarchiques sont en train de changer. La place des jeunes femmes et des filles se modifie. Le comportement des hommes a changé aussi. Ils n'adhèrent plus autant à leur position hégémonique. En fait, ils ne sont plus autant qu'avant aveugles à la façon dont ils deviennent des relais de la domination de l'État", note l’anthropologue, qui a scruté la révolte au jour le jour et a publié l'ouvrage "Femme ! Vie ! Liberté ! Échos d'un soulèvement révolutionnaire en Iran" (éd. La Découverte, 2023).

"On peut être pieux et opposé à la République islamique"

Autre évolution observée par la chercheuse, "l’attachement aux valeurs traditionnelles et à la religion s’est autonomisé de l’attachement au régime". Autrement dit, "on peut être attaché à des valeurs traditionnelles, être profondément pieux et fondamentalement opposé à la République islamique". Après la mort de Mahsa Amini, les grèves des commerçants du bazar iranien sont allées dans ce sens.

Les bazaris, qui appartiennent aux couches traditionnelles de la société iranienne et sont réputés proches du clergé, en fermant boutique régulièrement jusqu’en janvier 2023, ont manifesté leur soutien au mouvement de contestation, lui permettant ainsi de prendre de l’ampleur.

Sur le plan politique, il y aussi un avant et un après. "La société est sortie des gonds dans lesquels elle se trouvait par rapport au pouvoir. Et pour l’instant, elle n’est pas rentrée dans les rouages", avance Chowra Makaremi. Rassemblements spontanés dans la rue, chants dans les écoles, graffitis sur les murs, posts partagés sur les réseaux sociaux… Grâce à l’ampleur des différentes formes de protestation qui ont émergé après la mort de Mahsa Amini, les Iraniens ont pris conscience qu'ils étaient nombreux à contester le pouvoir.

Rupture consommée avec les réformateurs

Les slogans de "Mort à Khamenei" scandés durant les manifestations et les doigts d'honneur des lycéennes dirigés vers les portraits du guide suprême et de l’ayatollah Khomeini, fondateur de la République islamique, ont été autant d’appels à un changement de régime. Des tabous sont tombés. "Les Iraniens ont réalisé que leur opposition était devenue radicale", souligne la chercheuse.

"Avant ça, une certaine forme de contestation, sans remise en cause des fondements de la République islamique, passait par le courant politique des réformateurs. Mais là, on est dans un mouvement qui s’est autonomisé", poursuit-elle. De ce point de vue, les appels au boycott et le faible taux de participation, de 49 %, à l’élection présidentielle de juin 2024, malgré la présence d’un candidat réformateur au second tour, en disent long sur la rupture des citoyens avec le système politique hérité de la révolution islamique de 1979 et des réformateurs qui en font partie.