“En Côte d’Ivoire, les woubis se sentent trop sereins. [...] Quand on va dire : la chasse est ouverte, vous n’allez pas y croire. [...] Vous n’allez pas apprécier ce qui va venir, c’est pas bon !” . Dans une vidéo, publiée sur TikTok le 21 août et vue 1 700 000 fois,le compte General Makosso Camille menace directement les “woubis”. Ce mot, utilisé initialement par la communauté LGBT ivoirienne puis passé dans le langage courant, désigne un homme homosexuel ou parfois certaines personnes transgenres. Pour l’influenceur, qui se présente également comme un “révérend” évangélique, ces derniers “violeraient des enfants dans des hôtels” et seraient responsables de la transmission de la “variole du singe” dans le pays. Le compte de General Makosso Camille a depuis été suspendu.
Cette vidéo virale est parmi les premières d’une vague de contenus homophobes publiés ces dernières semaines par des influenceurs ivoiriens, principalement sur TikTok.
“Il y a eu des rumeurs concernant une agression sexuelle sur un mineur de 15 ans”
Marie-Jo, chargée de programme pour l’initiative Tilé, qui milite en faveur des droits des femmes lesbiennes et bisexuelles en Côte d’Ivoire, raconte :
Sur les réseaux sociaux, ça a commencé pendant le mois de juin avec Makosso Camille et quelques autres comptes, qui ont commencé à publier des appels à la violence. Dans le courant du mois d’aout, les choses se sont envenimées : il y a eu des rumeurs concernant une agression sexuelle sur un mineur de 15 ans, et certaines personnes accusaient de jeunes gays.
Sans communication officielle de la police ni vraie couverture par la presse locale, difficile d’estimer la réalité de cette histoire. Mais les rumeurs sont néanmoins instrumentalisées par plusieurs comptes pour mobiliser contre les “woubis”, comme dans cette vidéo du TikTokeur Dady Chocolat, publiée fin août et likée près de 10 000 fois.
“Les Ivoiriens sont déterminés, ils disent qu’ils ne veulent plus de woubisme dans le pays”, assure-t-il. “Ils sont dans les rues actuellement. [...] Ils ont commencé à dire “justice" pour certaines personnes qui ont été touchées par des woubis.” A l’appui de sa vidéo, il montre cependant des rassemblements liés à une autre affaire du même type, remontant au mois de février.
“Il faut une loi contre les woubis, cinq ans d’emprisonnement ferme !”
Les influenceurs homophobes réclamment également la pénalisation de l’homosexualité, alors que la Côte d’Ivoire est un des rares pays d’Afrique de l’Ouest à ne pas faire mention des relations entre personnes du même sexe dans son droit. “Il faut une loi contre les woubis et les lélés [un terme désignant les femmes lesbiennes, ndlr], comme au Togo, comme au Burkina, comme au Cameroun”, exige ainsi General Makosso Camille. De nombreux pays d’Afrique de l’Ouest ont par ailleurs cherché à durcir leur arsenal législatif visant l’homosexualité ces dernières années, comme le Ghana, le Mali ou le Burkina Faso.
Des influenceurs se qualifiant de “panafricains” et soutenant les juntes militaires au pouvoir dans ces deux derniers pays sont ainsi très actifs pour soutenir la campagne homophobe en Côte d’Ivoire. “Une belle nation complètement détruite et pervetisée [sic.] par un régime moribond et inconscient”, commente ainsi le 1er septembre ce compte X, qui instrumentalise un sketch homophobe pour critiquer les autorités ivoiriennes. Celles-ci sont en effet hostiles aux régimes militaires du Mali et du Burkina Faso, et proches des pays occidentaux que ces juntes rejettent.
Le compte @DelphineSankara, également pro-juntes, qualifie la Côte d’Ivoire de “Woubiland” le 29 août. “Le Sénégal a refusé cette affaire de Woubi, dans l'AES [Alliance des Etats du Sahel, une organisation regroupant les régimes militaires maliens, burkinabés et nigériens, ndlr] pareille. Pourquoi en Côte d’Ivoire vos dirigeants [...] ont accepté?” (sic), commente l’influenceuse.
De la violence numérique aux agressions physiques
La vague de haine homophobe ne se limite pas aux réseaux sociaux. Les influenceurs ivoiriens qui la supportent ont ainsi fait la promotion d’une pétition “Stop woubi”, qui a recueilli près de 70 000 signatures avant d’être retirée de la plateforme Change.org.
Les leaders de cette campagne tentent également de la transformer en mouvement de masse par l’organisation d’une marche, prévue jeudi 5 septembre au départ du quartier Liberté d’Abidjan. Si, dans la vidéo TikTok qui en fait la promotion, les organisateurs décrivent l'événement comme “pacifique”, les slogans répétés sont violents : “A bas les woubis !”, crient-ils plusieurs fois sur les images.
Mais les actions homophobes s’organisent aussi de manière plus confidentielle, à travers des groupes WhatsApp privés. La rédaction des Observateurs a pu avoir accès à des captures tirées de l’un d’entre eux : on peut y voir les membres organiser des campagnes de signalement contre des personnalités homosexuelles ivoiriennes, et s’inciter mutuellement à la violence à travers le partage de vidéos dégradantes ou pornographiques.
“On a déjà recensé plus d’une trentaine de cas d'agressions”
Selon Brice Andy, directeur de l’association Gromo de défense des personnes LGBT en Côte d’Ivoire, ces appels direct à la violence suscitent un nombre important de passages à l’acte.
On a déjà recensé plus d’une trentaine de cas d'agressions homophobes et lgbtphobes ces dernières semaines. Par exemple, samedi 31 août au soir du côté du marché de la Sicogi, à Yopougon [un quartier populaire d’Abidjan, ndlr], il y a eu une descente musclée contre des salons de beauté tenus par des femmes trans. Elles ont dû s’enfermer dans leur salon pour y échapper.
Marie-Jo a également travaillé sur cette agression. Elle apporte d’autres détails.
Les jeunes étaient armés de machettes, de gourdins et de fouets. Ils étaient descendus pour une “chasse aux woubis”. On a essayé d’interpeller la police, mais elle n’a pas réagi.
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Accepter Gérer mes choix“On m’a dit qu’ils allaient revenir me taper, j’ai si peur”
Junior est coiffeuse dans ce même marché de Sicogi. Dimanche 1er septembre, soit le lendemain de la descente homophobe sur son lieu de travail, elle a été victime d’une violente agression, menée par un groupe de jeunes. Réfugiée en lieu sûr, elle raconte :
Sur les coups de 12h, 13h j’ai voulu sortir pour aller manger. Je suis passée à la boutique, et j'ai vu des petits arriver vers moi, ils avaient entre 15 et 20 ans. L’un d’eux, je le connaissais. Il me dit qu’ils sont à la chasse des gens efféminés, ou qui ressemblent à des femmes, et qu’ils veulent les frapper. D’autres que je ne connaissais pas sont arrivés ensuite, ils étaient tellement nombreux que je n’ai pas pu les compter. Ils m’ont tabassée avec des bouts de bois, volé mon argent et pris mon téléphone. Les gens présents sur place en ont attrapé un, mais c’était trop tard, il avait déjà passé mes affaires aux autres. Moi, j’étais toute en sang, et mes yeux étaient blessés.
La coiffeuse de 21 ans a ensuite dû aller se faire soigner dans une clinique. Elle dit encore avoir des séquelles physiques et psychologiques, qu’elle détaille avec difficulté.
Ma tête me fait mal, tout mon corps me fait mal. Quand le soleil tape mes yeux, j’ai mal. Des gens m’ont dit que ces petits allaient revenir me frapper, j’ai si peur.
Le travail des associations entravé par les violences
Michel a vécu une histoire similaire. Lors d’une sortie avec des amies dans un restaurant du quartier 7ème tranche d’Abidjan, l’étudiant de 22 ans est pris à partie par des hommes qui l’insultent.
Ils m’ont dit : "sale woubi", "woubi de merde", "tu es maudit". L’un d'entre eux m’a arraché mon téléphone, un autre a commencé à me filmer pendant qu’on me tapait. Ensuite, ils m’ont menacé de diffuser la vidéo sur les réseaux sociaux, mais je ne crois pas qu’ils l’aient fait.
Le jeune homme fait ensuite un direct sur TikTok pour raconter ce qui vient de lui arriver, mais se confronte à des réactions hostiles.
Il y a des gens qui m’ont envoyé des menaces. Puis ça a été du harcèlement par message et sur les réseaux, ils me menacent de mort, disent qu'ils vont m’attraper dans la rue. Là, j’ai été obligé de me cacher chez une copine, et je réfléchis à rentrer dans mon village d’origine.
Michel téléphone à la rédaction des Observateurs depuis la rue : alors qu’il raconte son histoire, on entend un groupe de personnes l’invectiver. “A bas les woubis”, hurlent-ils, plusieurs fois. Il affirme néanmoins être en sécurité, protégé par plusieurs amis.
Cette peur n’épargne pas les acteurs associatifs, qui craignent pour leurs activités et leur sécurité. E. (nom supprimé à la demande de l'intéressé), directeur de l’association AEC+, explique que sa structure a dû mettre en pause une partie de ses activités.
Notre association a un siège dans une commune d’Abidjan, ainsi qu’un centre d’hébergement. On a dû les fermer, car il y a eu des menaces dont on a entendu parler par des amis infiltrés dans des réunions homophobes. Tous nos bénéficiaires ont dû être relogés.
Lui-même a fui son logement habituel depuis une semaine. Menacé par cette campagne homophobe, il explique réfléchir à quitter la Côte d’Ivoire pour un certain temps “en fonction de l’atmosphère”.
Il conclut :
C’est mieux d’être vivant, et de pouvoir faire de l’activisme utile, que d’être mort et de ne plus avoir d’impact.