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Centrafrique : juger la guerre, la difficile mission de la Cour pénale spéciale
À huit mois du début de son deuxième mandat, la cour hybride chargée de juger les violations graves des droits humains et du droit international commises depuis 2003 en Centrafrique montre des résultats encourageants. Les difficultés restent cependant nombreuses pour répondre aux attentes considérables de la population.

"Je n’ai jamais déclaré appartenir à un groupe armé." Dans les murs de la Cour pénale spéciale (CPS) de Bangui, le 6 juin, la voix de Charfadine Moussa semble lasse. C'est celle de quelqu'un qui répète une énième fois la même chose. L'homme se tient debout près de son interprète, les épaules voûtées dans sa tenue orange frappée du numéro 0045C en caractères blancs.

Face aux juges – deux Centrafricains et un Malgache – qui le regardent d’un œil sévère, il espère convaincre de son innocence et nie en bloc. Comme beaucoup de détenus qui se présentent devant ce tribunal hybride soutenu par l’ONU, Charfadine Moussa est accusé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Centrafrique : juger la guerre, la difficile mission de la Cour pénale spéciale

Deuxième mandat, nouvel espoir ?

Commencé il y a plus de six mois avec un jugement prévu en novembre, le procès dit "Ndélé 1" est particulièrement scruté par les Centrafricains et la communauté internationale. La CPS est sous le feu des critiques depuis sa création en 2018. On lui reproche sa lenteur et son inefficacité, parfois même son manque de crédibilité. Avec ce procès, le premier du deuxième mandat de la cour, l’espoir d’une fin de l’immunité en Centrafrique est ravivé.

Charfadine Moussa est l’un des quatre accusés des événements de Ndélé, ville située dans le nord du pays et épicentre d’un massacre survenu en avril 2020. Deux factions du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC, ancien groupe rebelle appartenant à la Séléka, coalition qui a renversé François Bozizé en 2013) entrent alors en conflit et font près de 80 victimes, dont une majorité de civils.

"À ce jour, je ne connais toujours pas le motif pour lequel je suis écroué, en train de souffrir en prison", assure Charfardine Moussa lors de son audience. Militaire stagiaire formé au Soudan puis recruté en 2013 par Noureddine Adam – ancien chef de la Séléka sous mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale, aujourd’hui en fuite –, il est arrêté en 2020 par la Minusca, la mission de la paix de l’ONU en Centrafrique. Sur le banc des accusés figurent aussi Antar Hamat, Oscar Wordjonodroba et leur chef militaire, Azor Kalite. 

"Pas d’immunité devant la CPS"

Avec un seul jugement rendu lors de son premier mandat, la CPS est donc attendue au tournant. Personne n’a oublié le cas Hassan Bouba, ancien rebelle et ministre de l’Élevage, qui a échappé à une inculpation de la cour après une intervention du président Faustin-Archange Touadéra.

La surprise fut donc totale quand un mandat d’arrêt contre l’ancien président François Bozizé – réfugié en Guinée-Bissau, d'où il ne peut être extradé – a été rendu public au mois d’avril.

La CPS a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions ? "Ce mandat d'arrêt est ridicule", juge un membre de l’opposition, qui assure qu’il n'accordera de la crédibilité à la Cour pénale spéciale que le jour où Hassan Bouba sera arrêté.

"Il n’existe pas d’immunité devant la CPS", défend Gervais Bodagay, chargé de communication du tribunal. S’il admet que le ministre est "intouchable" aujourd’hui, il souligne aussi que la cour a "besoin de tous les partenaires pour faire pression".

Quant à François Bozizé, pourra-t-il être jugé par contumace ? "On surveille ses mouvements pour l’arrêter dès qu’il sortira du pays. Et s’il ne peut pas être là, on pourra juger les trois personnes liées au dossier actuellement en détention provisoire", explique Gervais Bodagay.

Pour ce juriste, les autorités judiciaires de la Guinée-Bissau devraient exiger une loi sur l’extradition de personnes accusées de crimes graves. "Il ne faudrait pas que le pays devienne un refuge des pires criminels" , prévient-il.

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"Encore des efforts"

Autre problème, "certains criminels sont toujours là à circuler librement entre nous sans être interpellés. Quand on les voit, ça nous écœure", s'indigne Bertin Botto, responsable d’une association de victimes, qui doute lui aussi de l’indépendance de la Cour pénale spéciale.

"Ali Darrassa, chef d'état-major de la Coalition des patriotes pour le changement (CPC) menée par François Bozizé, est toujours en liberté, pourquoi n’est-il pas arrêté ?", questionne Bertin Botto. "Nous souhaitons qu'avec ce deuxième mandat, la CPS fasse encore des efforts. Il faudrait vingt jugements pour soulager les victimes", finit-il par dire, sans grande conviction.

"Il y a beaucoup de pression. Les attentes sont nombreuses au sein de la population", assure Gervais Bodagay, qui pointe le manque d’informations à destination de la population rurale. Composée d’une seule section d’assises, la CPS est surtout blâmée pour sa lenteur face aux attentes d'une population en soif de justice. "Les radios locales viennent de temps en temps, mais pas assez", précise-t-il, contemplant le public clairsemé présent à l’audience du jour.

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Justice nationale insuffisante

En plus des accusés de Ndélé, une trentaine de prisonniers de la CPS sont actuellement détenus au camp de Roux, en attente de leur procès. Ils seront bientôt transférés à la prison de Ngaraba à Bangui, quand la rénovation d’une aile dédiée remplissant certaines normes carcérales internationales sera effectuée, sur des fonds alloués à la Cour pénale spéciale.

Connue pour ses terribles conditions de détention, la prison de Ngaraba accueille une surpopulation de petits criminels dont la justice nationale, quasi inexistante, peine à s’occuper. Pourtant, "pour la majorité des victimes de conflits, la justice doit venir au niveau national", assure un diplomate sous anonymat. "On ne peut pas avoir CPI, CPS, puis rien."

Malgré des besoins immenses et des moyens encore trop faibles, la CPS reste donc le seul espoir de mettre fin à l’impunité et de conforter la paix civile. Le 16 juin, un chef de milice anti-balaka, Edmond Beïna, a été arrêté sur ordre de la cour pour des crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis en 2014. Une première. "Personne n’avait encore été amené à rendre des comptes sur les crimes atroces commis à Guen [village du sud-ouest de la République centrafricaine, NDLR]", a ainsi déclaré Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch.

Outre le jugement du procès "Ndélé 1" prévu au mois de novembre, et le suivi du procès "Ndélé 2" qui s’est ouvert le 19 juin, la CPS est aussi attendue sur l’une de ses missions les plus délicates : les réparations. Après avoir condamné les membres du groupe armé des 3R dans l’affaire de Paoua pendant son premier mandat, la cour doit maintenant distribuer des indemnisations aux victimes et familles des victimes impatientes.

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