Le plus grand hôpital pour enfants d’Ukraine a été partiellement détruit, lundi, à la suite d’une intense campagne de tirs de missiles russes. Particulièrement meurtriers, ces bombardements ont présenté des "caractéristiques inhabituelles" d’après les experts interrogés par France 24.
C'est un "rappel atroce de la brutalité" de Moscou, a dénoncé le président américain Joe Biden, lundi 8 juillet. La France a évoqué des "actes barbares" à "ajouter à la liste des crimes de guerre dont la Russie devra rendre compte", tandis que la diplomatie britannique a condamné une "attaque épouvantable".
Les condamnations ont continué à se multiplier mardi sur la scène internationale à la suite de l'une des plus intenses et meurtrières campagnes de frappes aériennes russes contre des villes ukrainiennes depuis plusieurs mois. Au moins 38 personnes ont péri lors des bombardements – dont 27 à Kiev – et 190 ont été blessés, d'après les autorités ukrainiennes.
Un "tir direct" russe ?
L'émoi était d'autant plus vif que l'hôpital pédiatrique d'Okhmatdyt, à Kiev – présenté sur X par le président ukrainien Volodymyr Zelenski comme "l'un des plus grands d'Europe" –, a été partiellement détruit par un missile. Deux adultes ont trouvé la mort à cette occasion, et environ 50 personnes ont été blessées, notamment sept enfants, selon le Haut-Commissariat des droits de l'Homme de l'Onu en Ukraine.
"L'hôpital où ma fille a été soignée ; la maternité où mon fils est né. Les deux ont été la cible d'attaques de missiles russes à Kyiv [Kiev]. Je ne suis pas kiévienne. Bien en sécurité en France, je n'ose imaginer la colère et la peine de mes amis kiéviens", a réagi Anna Colin Lebedev, spécialiste de la Russie à l'université Paris Nanterre, sur X.
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Accepter Gérer mes choixL'hôpital pour enfants a "très probablement" été touché par un 'tir direct' de missile russe, a indiqué le Haut-Commissariat des droits de l'Homme de l'Onu en Ukraine. Le Conseil de sécurité de l'Onu tiendra mardi une réunion d'urgence sur cet incident à la demande de Volodymyr Zelenski.
Moscou s'est vivement défendu contre ces accusations, affirmant que l'hôpital avait été endommagé par un tir mal avisé de la défense anti-aérienne ukrainienne. "Il est vrai que les analyses que nous avons menées ne permettent pas encore de prouver de façon définitive qui est l'auteur du tir ayant touché l'hôpital", reconnaît Patrick René Haasler, analyste militaire spécialisé dans les pays de la zone d'influence de l'ex-URSS à l'International Team for the Study of Security (ITSS) Verona, un collectif international d'experts des questions de sécurité internationale.
Mais pour lui, comme pour les autres experts interrogés par France 24, l'hypothèse d'un "tir direct" russe reste la plus probable. Et puis, "même s'il s'agissait d'une erreur de la défense anti-aérienne ukrainienne, la Russie n'en demeure pas moins responsable, puisque c'est elle qui a lancé des tirs massifs sur des cibles civiles sur plusieurs villes ukrainiennes", souligne Veronika Poniscjakova, spécialiste des questions de sécurité internationale et de la guerre en Ukraine à l'université de Portsmouth.
Ce "tir direct" évoqué par le Haut-Commissariat des droits de l'Homme de l'Onu en Ukraine signifie que l'hôpital aurait été touché par un missile ayant échappé à la défenses anti-aérienne, "ce qui n'est pas forcément le scénario le plus fréquent", souligne Huseyn Aliyev, expert de la guerre en Ukraine à l'université de Glasgow.
En effet, lors des bombardements intensifs, une partie non-négligeable des dégâts résulte "de l'impact de débris de missiles qui ont explosé en plein vol après avoir été interceptés par les défenses anti-aériennes", explique ce spécialiste. Ces débris de missiles, souvent en feu, peuvent faire des dégâts considérables en retombant, y compris "détruire partiellement des immeubles", ajoute Huseyn Aliyev.
"Rares" bombardements de jour
Au-delà du cas emblématique et très sensible de l'hôpital pour enfants à Kiev, la campagne de bombardements de lundi visant plusieurs villes ukrainiennes loin du front a laissé une partie des observateurs perplexes.
La salve de tirs contre Kiev, Kryvyï Rig – la ville natale du président ukrainien, située dans le sud-est du pays – et Dnipro, la grande ville dans le centre-sud du pays, ressemble à bon nombre d'autres vagues de tirs russes depuis le début de la guerre, tout "en présentant des caractéristiques très inhabituelles", reconnaît Veronika Poniscjakova.
De prime abord, il n'y a pas de grandes différences entre les tirs de lundi et des opérations similaires en mars, en janvier, ou au début de l'année 2023. Ces bombardements massifs "sont devenus moins fréquents depuis que les pays occidentaux ont fourni des systèmes modernes de défenses anti-aériennes [comme les missiles Patriots américains livrés depuis le printemps 2023]", note Huseyn Aliyev. Mais le but reste toujours le même : "Ces attaques contre des infrastructures énergétiques, des villes et autres cibles civiles visent à impacter directement le quotidien des civils ukrainiens. Par exemple, la destruction d'infrastructures énergétiques va compliquer la capacité des Ukrainiens à se chauffer pendant l'hiver. L'idée étant de susciter une terreur constante et ainsi affecter le moral général du pays", résume Patrick René Haasler.
Cette fois-ci, pourtant, l'Ukraine a dû "faire face à un rare cas de campagne de tirs diurnes", souligne la chaîne américaine CNN. D'habitude, la Russie préfère bombarder de nuit pour "maximiser les chances d'échapper aux défenses anti-aériennes, qui sont alors un peu moins efficaces", souligne Veronika Poniscjakova.
Des missiles russes innovants
Ensuite, "la Russie réserve d'habitude ce genre d'attaques massives, qui coûtent très cher en missiles, aux mois d'hiver", assure Huseyn Aliyev. En effet, c'est quand il fait froid que les coupures de courant ont le plus d'impact sur les populations.
Enfin, la Russie a "utilisé une nouvelle tactique pour maximiser les dégâts infligés", assure l'Institute for the Study of War, un cercle de réflexion nord-américain qui publie des analyses quotidiennes de la guerre en Ukraine, dans une note publiée lundi 8 juillet. "Il semblerait que les Russes ont tiré des missiles de croisières qui ont volé à très basse altitude, jusqu'à seulement 50 mètres au-dessus du sol, ce qui complique considérablement la tâche des défenses anti-aériennes", estime Patrick René Haasler.
En effet, plus un missile vole bas, plus il a de chance d'échapper aux radars ennemis. Et, explique cet expert, "la fenêtre d'interception est aussi considérablement réduite", puisque le missile est déjà très proche du sol. Mais pour réussir à tirer un missile aussi bas, il doit être plutôt perfectionné. La preuve, pour l'Institute for the Study of War, que la Russie "a pu apporter des innovations à ses missiles". Parmi ces armes, il y a notamment des missiles Kh-101 – c'est l'un d'eux qui aurait touché l'hôpital pour enfants de Kiev –, des modèles datant de la fin de la guerre froide et qui auraient été améliorés depuis.
Quelle mouche a bien pu piquer l'état-major russe pour qu'il décide d'utiliser les missiles les plus perfectionnés pour mener des attaques en plein jour – quand ils risquent le plus d'être interceptés – et au début de l'été ? "Moscou a dû penser que c'était le meilleur moment pour le faire", estime Huseyn Aliyev. Plusieurs pays occidentaux, dont les États-Unis, ont décidé ces derniers mois d'augmenter leurs livraisons de systèmes de défense anti-aérienne. "La Russie voulait infliger un maximum de dommage avant que Kiev soit en mesure d'améliorer les défenses de ses villes", ajoute Huseyn Aliyev.
Après la visite à Moscou d'Orban et avant le sommet de l'Otan
Le choix de bombarder de jour "peut s'expliquer par le fait de vouloir maximiser l'impact de ces attaques sur le moral des populations", suggère Veronika Poniscjakova. En effet, en visant des cibles civiles en journée, Moscou peut s'attendre à faire davantage de victimes que lors d'attaques nocturnes. "C'est une manière de dire à la population que l'armée russe ne recule devant rien", ajoute cette spécialiste.
À cet égard, ce n'est peut-être pas une surprise que la Russie ait lancé ses bombardements intensifs peu après la visite à Moscou du Premier ministre hongrois Viktor Orban, vendredi 5 juillet, pour sa "tournée de paix"... et juste avant le sommet de l'Otan qui débute mercredi 10 juillet.
Le chef du gouvernement hongrois, connu pour ses sympathies à l'égard de Vladimir Poutine, a plaidé à Kiev comme à Moscou pour une "solution de paix", perçue par les Ukrainiens comme une demande de reddition. Volodymyr Zelenski l'avait rejetée, et les bombardements meurtriers sont "peut-être un moyen pour Moscou d'essayer de faire craquer l'opinion publique ukrainienne afin qu'elle fasse pression sur le gouvernement pour accéder aux exigences russes", estime Veronika Ponidcjakova.
C'est aussi un message adressé à l'Otan, une manière de mettre les alliés de l'Ukraine au défi d'augmenter les livraisons de système de défense anti-aérienne à l'Ukraine. "Le problème est que les pays occidentaux ont de moins en moins de stocks", souligne Veronika Ponidcjakova.
C'est un choix cornélien qui s'offre aux pays de l'Otan, d'après Patrick René Haasler : affaiblir leurs propres défenses anti-aériennes en augmentant les livraisons à l'Ukraine ou apparaître comme ceux qui ont laissé tomber Kiev face à la menace venue du ciel russe.