Pour la troisième année consécutive, le plus grand festival de cinéma du monde se déroule dans l'ombre d'une guerre dévastatrice qui fait rage en Europe de l'Est. Un conflit toujours bien présent dans les esprits à Cannes.
Il y a deux ans, le président ukrainien Volodymyr Zelensky inaugurait le festival par un discours vidéo exhortant les cinéastes à défier la Russie, comme le film de Charlie Chaplin "Le Grand Dictateur" s'était attaqué à Adolf Hitler. Cette année-là, les films réalisés par des Ukrainiens ou sur des Ukrainiens ont occupé une place importante, notamment "Mariupolis 2" du Lituanien Mantas Kvedaravicius, qui a payé de sa vie ses efforts pour documenter la destruction de la ville par les forces russes.
Le conflit est réapparu de manière brutale en 2023 sur la Croisette lorsqu'une femme vêtue des couleurs bleu et jaune du drapeau ukrainien s'est couverte de faux sang sur le tapis rouge avant une première de gala. La même année était projeté le documentaire "Pierre feuille pistolet" de Maciek Hamela, filmé à bord d'un van évacuant des réfugiés ukrainiens, exposant à nouveau les réalités de la guerre sur grand écran.
Malgré les difficultés de la guerre, l'industrie cinématographique ukrainienne continue de produire des films, certains réalisés par des cinéastes devenus soldats. Leur travail est présenté au pavillon ukrainien du Festival de Cannes, où se tient également le plus grand marché du film au monde.
"Nous avons perdu beaucoup de collègues à cause de la guerre, mais nous avons beaucoup de cinéastes talentueux qui continuent à travailler", explique la productrice Kateryna Tetriakova. "Et nous bénéficions d'un grand soutien ici, au marché."
Une sorcière vengeresse à l’assaut des Russes
Parmi les films ukrainiens présentés cette année figure "Real", un documentaire de guerre tourné sur la ligne de front par Oleg Sentsov, le soldat-réalisateur qui a passé plus de cinq ans en prison en Russie pour s'être opposé à l'annexion de sa Crimée natale en 2014. Mais toutes les œuvres ne sont pas des documentaires.
Film.UA, la plus grande société de production ukrainienne, commercialise plusieurs films de genre, dont "The Witch. Revenge", un film d'horreur surnaturel dans lequel une sorcière endeuillée se lance dans une mission vengeresse contre les envahisseurs russes. "L'appétit des acheteurs ne se limite pas aux documentaires sur la guerre" souligne Evgeniy Drachov, directeur des ventes de la société.
Kateryna Tetriakova ajoute qu'il qu'il est important pour les cinéastes et leur public de de produire des films abordant d'autres thèmes, y compris sous la forme de comédies.
"Il y a environ 500 cinémas en Ukraine qui fonctionnent encore", précise-t-elle. "Nous ne pouvons pas abandonner nos vies à cause de la guerre."
La résilience des Ukrainiens face au conflit est au cœur du documentaire "L'Invasion" de Sergeï Loznitsa, présenté dans le cadre des séances spéciales du Festival de Cannes.
Ce film marque le retour du réalisateur ukrainien sur la Croisette, deux ans après la première de "L'histoire naturelle de la destruction", documentaire d'archives mettant en lumière la dévastation causée par les bombardements aériens lors de la Seconde Guerre mondiale.
Instantanés de la vie sous les bombes
Le nouveau film de Sergueï Loznitsa témoigne de la résilience d'un peuple dont la vie a été bouleversée par la guerre.
Une scène en particulier symbolise ce combat. On y voit une femme empiler des briques éparpillées sur le sol par un bombardement russe, comme pour reconstruire, seule, les murs de sa maison dévastée. La caméra patiente, l'observe tandis qu'elle travaille en silence.
Sergueï Loznitsa explique que son idée initiale était de réaliser une série de courts métrages sur la guerre, contenant des informations importantes qui seraient diffusées "presque en temps réel". Ces bribes ont fourni une grande partie du matériel pour "L'Invasion", construit comme une série d'instantanés de la vie quotidienne sous les attaques russes, sans jamais montrer l'ennemi, ni les combats proprement dits.
"Ce qui m'intéressait avant tout, c'était les gens, la façon dont ils vivent dans ces conditions, l'impact de la guerre sur eux", explique le cinéaste. "Qu'y a-t-il de si intéressant dans les scènes de bataille, les coups de feu tirés et les chars incendiés ?" interroge-t-il.
Dans "L’Invasion", des civils font la queue aux fontaines d'eau et aux soupes populaires, donnent des cours dans des sous-sols d'écoles transformés en abris anti-bombes ou se baignent dans des lacs gelés, sans prêter attention au hurlement des sirènes de raids aériens.
À l’écran, des amputés apprennent à marcher avec des prothèses. Un soldat déguisé en Père Noël essaye de faire sourire les enfants. Les funérailles de jeunes hommes tués au combat et un mariage en uniforme militaire soulignent à quel point les rituels de la société sont façonnés par la guerre omniprésente.
"Il est très difficile de transmettre l'expérience de la vie sous une invasion", explique Sergueï Loznitsa. "Il était nécessaire de capter des images fortes et les moments les plus marquants de la vie".
Guerre culturelle
Dans une scène, des piles de livres russes sont jetés à l'arrière d'un camion et transportés vers une décharge. On y voit des ouvrages d'Alexandre Pouchkine et de Fiodor Dostoïevski jetés sur un tapis roulant en direction d'une déchiqueteuse, illustration de ce que Sergueï Loznitsa décrit comme la "destruction totale" provoquée par la guerre.
"Ce n'est pas seulement la vie des gens qui est détruite. Ce n'est pas seulement qu'ils perdent leurs membres ou leurs proches", explique-t-il. "Ils perdent aussi une partie de leur psyché".
Sergueï Loznitsa a été exclu de l'Académie ukrainienne du cinéma en 2022 après avoir critiqué le boycott total des films russes en réponse à l'invasion. Une position qu'il défend toujours.
"C'est ce que la guerre fait de nous", souligne le cinéaste, dont les œuvres passées ont documenté les bouleversements sociaux provoqués par les conflits. "Changer notre regard envers Dostoïevski et de la culture russe, c'est terrible".
Le cinéaste s'inquiète de l'évolution de la situation sur la ligne de front, où la supériorité des ressources et de la puissance de feu de l'armée russe fait pencher la balance en faveur de Moscou. Plus de deux ans après le début de la guerre, il estime que l'Europe n'a pas encore pris la mesure de la catastrophe qui se déroule à ses portes.
"Il est terrible que les Européens ne comprennent pas que cette guerre les affecte directement", déplore-t-il. "La machine de guerre russe ne va pas cesser de se battre. Ils parlent même ouvertement de la direction qu'elle compte prendre. La Pologne est mentionnée, de même que les États baltes. Si l'on n'arrête pas les Russes, cela continuera".
Le réalisateur travaille actuellement sur son prochain projet. Une fiction sur les "mécanismes de la terreur" à l'époque de Staline, dont il espère qu'elle suscitera une prise de conscience en Occident.
"Il ne s'agit pas seulement de la Russie. Il s'agit également de sauver la démocratie, car nous sommes en train de régresser dans notre développement".
Cet article a été adapté de l’anglais. Retrouvez l’article original ici.